PROJET DE RÉPUBLIQUE À L'ISLE D'EDEN par le Marquis du QUESNE

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UN PROJET DE RÉPUBLIQUE A L'ILE D'EDEN (L'ILE BOURBON)
EN 1689 par Le Marquis Henri Du Quesne

NOTICE Sur un ouvrage in-12° de 92 pages publié sous le voile de l'anonyme en 1689,
par le Marquis Henri Du QUESNE, portant en titre :
RECUEIL DE QUELQUES MEMOIRES SERVANS D'INSTRUCTION
pour l'Etablissement DE L'ISLE D'EDEN.
M. DC. LXXXIX.

Parmi les Protestants qui quittèrent la France, après la révocation de l'Édit de Nantes, - 22 octobre 1665, - se trouvaient les fils du grand du Quesne, dont les deux premiers avaient embrassé et suivi avec distinction la carrière de leur père.
L'aîné, le marquis Henri du Quesne, celui dont nous nous occupons ici plus particulièrement, né en 1642, mort à Genève le 11 novembre 1722, entra dans la marine dès l'âge de quatorze ans. - En 1676, il prit une part glorieuse, en qualité de capitaine de vaisseau, aux combats que la flotte française livra aux Espagnols et aux Hollandais, commandés par Ruyter.
Les mesures qui amenèrent la révocation de l'Édit de Nantes le décidèrent à s'éloigner de la France. Il se retira en Suisse avec son frère cadet Abraham du Quesne, et acheta dans ce pays, du célèbre voyageur Jean-Baptiste Tavernier, le château et la baronnie d'Aubonne, dans le canton de Vaud.
Il montra toujours, nous dit Moreri, pour la religion protestante un zèle actif mais sans violence ; et, malgré les sollicitations de l'Angleterre et de la Hollande, il refusa de porter les armes contre la France. Dans les dernières années de sa vie il s'occupa beaucoup d'études théologiques et écrivit : Réflexions anciennes et nouvelles sur l'Eucharistie. Genève, 1718, in-8°. Le marquis ne prolongea pas son séjour en Suisse : Il se rendit en Hollande et y conçut le projet, pour venir en aide à ses coreligionnaires, d'aller fonder une colonie de Protestants à l'île Bourbon ou Mascarenhas, située dans la mer des Indes, à l'est du cap de Bonne-Espérance, aujourd'hui connue sous le nom d'île de la Réunion. Son frère Abraham, Charles de Sailly, officier de marine, et quelques amis dévoués lui prêtèrent aide et assistance.

Les États Généraux les autorisèrent à équiper à leur frais une flotte armée pour se rendre maîtres de l'île Bourbon ou Mascareigne occupée par les Français.
Leur intention, en s'emparant de cette île, était d'y fonder une République, gouvernée par un sénat composé de douze personnes, dont Henri du Quesne serait le chef.
L'administration devait comprendre un Capitaine général, un Chancelier, un Secrétaire, un Trésorier, un Ingénieur, un Grand-Voyer, un Arpenteur, un Bibliothécaire, etc., etc. ; et aussi des Pasteurs et Ministres du S. Évangile, chargés uniquement de leurs fonctions, sans en être détournés par la préoccupation de l'avenir de leurs femmes et de leurs enfants, dont, du reste, on garantissait le sort.

M. le marquis du Quesne faisait sans doute ici allusion aux conseils que Saint Paul adresse aux ministres de Dieu, dans sa lettre première aux Corinthiens. (Chap. VII, versets 32 et 33) :
«Volo autem vos sine sollicitudine esse. Qui sine uxore est, sollicitus est quae Domini sunt, quomodo placeat Deo.»
«Qui autem cum uxore est, sollicitus est quae sunt mundi, quomodo placeat uxori, et divisus est.»
(Pour moi, je désire vous voir dégagés d'inquiétudes : celui qui n'est point marié s'occupe uniquement du soin des choses du Seigneur, de ce qu'il doit faire pour plaire à Dieu.
- Tandis que celui qui est marié s'occupe du soin des choses du monde, et de ce qu'il doit faire pour plaire à sa femme ; et il se trouve ainsi partagé).

En établissant à côté de cette République des Ministres exempts des préoccupations matérielles de la famille, M. le marquis du Quesne reconnaissait ainsi tacitement l'erreur du mariage des Ministres de Dieu. Car il est naturel à un homme marié de s'occuper avant tout de sa femme et de ses enfants.
Des Mémoires, des circulaires habilement présentées, des «emigrant-traps», comme on n'en ferait pas aujourd'hui de plus pompeux, annoncèrent à tous les réfugiés en Angleterre, en Suisse, en Allemagne, en Hollande, le prochain départ d'une expédition pour cette terre lointaine dont les premiers prospectus taisaient le nom véritable, mais qu'ils décrivaient comme un Paradis terrestre, sous le nom séduisant et attractif d'Ile d'Eden.

La grande publicité donnée à ces prospectus, à ces mémoires, finalement réunis en un petit volume in-12, publié à Amsterdam en 1689, sous le titre de Recueil de quelques mémoires servans d'instruction pour l'établissement de l'Isle d'Eden, déterminèrent un grand nombre de personnes à émigrer en cette île.
L'armement avait été poussé avec une telle vigueur, que dans les premiers mois de 1690, les vaisseaux à l'ancre au Texel n'attendaient plus que le signal du départ. Déjà plusieurs colons, nous dit la France protestante, par MM. Eug. et Em. Haag, Paris-Genève, 1853, in-8°, embarqués avec M. Etienne de Trégodière, capitaine de génie, chargé de fortifier l'île, et le comte de Monros (Abrabam du Quesne-Moroz) se disposaient à partir, lorsque le marquis renonça brusquement à son entreprise.
M. Weys raconte, dans son Histoire des protestants français que le marquis Henri du Quesne abandonna ses projets parce qu'il apprit que des vaisseaux de guerre partaient de France avec ordre de s'opposer au débarquement de son expédition à l'île Bourbon, et qu'il ne voulait pas s'exposer à violer le serment qu'il avait fait au grand du Quesne, son père, de ne jamais combattre les Français.

L'Ile Bourbon appartenait déjà à la France depuis une quarantaine d'années. Elle était alors habitée depuis quelque temps par une colonie d'européens français, qui y avait fait souche. Cet établissement se composait, en 1689, de 55 hommes, 36 femmes et 110 enfants. La population noire s'élevait à 108 personnes. Au total 309 âmes, ainsi que nous le voyons dans un excellent ouvrage : Les Origines de l'île Bourbon, tirage à part, sous ce titre, d'une série d'articles aussi intéressants et instructifs que bien faits et bien écrits, publiés en 1885 et 1886 dans la Revue maritime et coloniale, par M. Guët, Sous-chef de bureau au Ministère de la marine et des colonies, Conservateur des archives coloniales.
Parmi ceux qui composaient la future colonie de du Quesne se trouvait François Leguat, de la province de Bourgogne, élevé dans la province de Bresse, petit pays aujourd'hui représenté par le département de l'Ain, où il est né en 1637. Son ancêtre s'appelait Pierre le Guat, seigneur de la Fougère, comme on le voit dans l'Histoire de Bresse et de Bugey, par Samuel Guichenon. Lyon, 1650, in-fol., p. 54, 2e partie.
François Leguat était presque centenaire lorsqu'il mourut à Londres en 1735.
Il était de ceux qui furent atteints par la révocation de l'édit de Nantes et qui quittèrent la France à cette occasion. Il se retira en Hollande où il arriva le 6 avril 1689, «juste au moment, dit-il, où M. Henri du Quesne, sous le bon plaisir et sous la protection de MM. les Etats Généraux et de MM. les directeurs de la Compagnie des Indes-Orientales, faisait des préparatifs pour un Etablissement dans l'isle de Mascareigne. Pour cet effet il armait à Amsterdam deux gros vaisseaux sur lesquels on devait recevoir gratis tous les Français protestants réfugiés qui voudraient être de cette colonie.
«La description qui parut alors de cette isle, continue-t-il, à laquelle on donnait le nom d'Eden, à cause de son excellence m'en donna une si bonne opinion que je fus tenté de l'aller visiter, résolu d'y finir mes jours, hors des embarras du monde, si j'y trouvais seulement une bonne partie des choses que l'on disait.
«La facilité qu'il y avait à entrer dans cette colonie, jointe à l'idée du repos et de la douceur dont j'espérais jouir dans une si belle isle, levèrent tous les obstacles, qui, d'ailleurs, semblaient pouvoir m'arrêter. Je me présentai donc à MM. les Intéressés ; ils me reçurent avec bonté, m'honorèrent de la charge, ou du nom de major du plus grand des deux vaisseaux (nommé la Droite)».

«L'embarquement de tout ce qui était nécessaire étant fait et toutes choses étant prêtes pour mettre à la voile, comme on n'attendait plus que le vent pour partir, on apprit que le Roi de France, qui avait autrefois pris possession de cette isle, envoyait une escadre de sept vaisseaux de ce côté-là. L'incertitude où l'on fût du dessein de cette petite flotte, et une juste crainte fondée sur quelques avis que l'on avait reçus depuis peu de France, furent des motifs assez puissants pour obliger M. du Quesne à désarmer. Il appréhendait d'exposer au danger de pauvres gens déjà assez misérables, dont même la plus grande partie n'était composée que de femmes, et d'autres personnes sans défense. Mais afin d'être pleinement informé des desseins de cette escadre, s'il y en avait, il résolut d'armer une petite frégate, et de l'envoyer à la découverte. Quelques personnes choisies la montèrent et furent chargées des ordres qui concernaient le dessein du voyage. Ces ordres portaient en substance :

l° Que l'on eut à visiter les isles qui se trouveraient sur la route du cap de Bonne-Espérance ; et surtout celles de Martin-Vas et de Tristan.
2° Que l'on passât ensuite au cap de Bonne-Espérance pour y apprendre, s'il était possible, des nouvelles plus sûres de «l'isle d'Eden» et du dessein de l'escadre française que l'on disait être en mer.
3° Que l'on prit possession de l'isle de Mascareigne au nom dudit Marquis, qui était autorisé par les Etats Généraux, en cas qu'il n'y eût point de Français.
4° Que si l'on y pouvait entrer sans risquer considérablement on passât jusqu'à l'isle de Diego-Ruys, que nos Français ont appelée Rodrigues.
5° Que si l'on jugeait que cette isle fût suffisamment pourvue des choses nécessaires pour faire un quartier d'assemblée, et pour la subsistance de ceux qui voudraient y demeurer, l'on en prit possession au nom dudit Marquis.
6° Que l'on renvoyât le vaisseau, après qu'on en aurait déchargé les choses qui étaient destinées pour l'établissement de ceux qu'on laisserait dans ce nouveau monde.
7° Et enfin, que l'on fit une Relation exacte de l'isle dans laquelle on demeurerait, jusqu'à l'arrivée de la colonie, qui ne tarderait tout au plus que deux ans, et qui s'emparerait ensuite de l'isle d'Eden, sous la protection, et avec des secours suffisants de Messieurs de la Compagnie.

Peu de temps après, une petite frégate taillée pour la marche, ayant nom l'Hirondelle, montée par dix hommes d'équipage, sous le commandement d'Antoine Valleau, de l'isle de Ré, prenait la mer, pour sa destination, emportant dix des plus hardis de ceux que le marquis Henri du Quesne avait choisis pour l'exécution de son projet.

Au haut du mât de «l'Hirondelle» flottait un pavillon (dont Leguat a donné la figure) de forme carrée, à fond blanc, avec huit larges rayons partant du centre. Au milieu un écu aux armes des du Quesne : d'argent au lion de sable, lampassé et armé de gueules. Au revers on lit : «Libertas sine licentia,» devise que le zélé protestant du Quesne avait jugé à propos d'emprunter au fervent catholique hollandais, Adrien VI, qui, en 1522, occupa le siège épiscopal à Rome, et dont les vertus, la sagesse, la grande piété, et l'érudition, cachée sous une grande modestie, ont donné à ce pape une grande renommée.

Paraphrasant plus tard cette devise, Leguat s'en servit comme épigraphe de son livre : Libertas sine scientia licentia est.
«L'Hirondelle», armée de six canons, emportant Leguat et ses compagnons, partit d'Amsterdam le 10 juillet 1690. Après diverses relâches la petite frégate arriva le 26 janvier 1691 au cap de Bonne-Espérance qui appartenait alors aux Hollandais. «Le lendemain, dit Leguat, nous allâmes rendre nos lettres au Gouverneur qui nous fît un fort bon accueil, en considération du traité que M. du Quesne avait fait avec Messieurs de la Compagnie, de qui nous avions aussi des lettres de recommandation.»
En présence des nouvelles incertaines recueillies sur l'escadre française et sur l'île Mascareigne, on résolut de partir au premier jour pour l'île Maurice, alors également occupée par les Hollandais, située près de l'île Bourbon, afin de prendre de là telles mesures que les circonstances suggéreraient : ce n'était du reste que l'exécution des instructions qui avaient été données.
Mais quelle ne fut pas la déception de Leguat et de ses compagnons, quand, le 3 avril 1691, après avoir inopinément découvert l'île Bourbon «le jardin d'Eden», dont les terres élevées se voient de la mer à grande distance, Valleau s'en éloigna, et plutôt sans doute que de lutter contre les vents généraux pour gagner l'île Maurice, il fit route vers l'île Rodrigues, située à 300 milles marins à l'est-nord-est de Maurice, après avoir essayé de persuader à tous ceux de son bord que cette île ne le cédait en rien à celle qui leur avait semblé si belle.
La traversée de l'Hirondelle fut longue, «de l'isle manquée à l'isle espérée». Après une relâche de 15 jours à Rodrigues, le capitaine Valleau abandonna à leur malheureux sort Leguat et sept de ses compagnons munis du strict nécessaire.
Nous ne rapporterons pas les détails du séjour de deux ans que firent en cette île déserte ces pionniers de la future colonie, détails curieux et intéressants «écrits avec cette vérité que j'ai toute ma vie respectée» dit Leguat. Nous ne rappellerons pas non plus comment ces malheureux délaissés sur cette île, qui jusqu'alors avait été inhabitée, la quittèrent dans une frêle embarcation de sept mètres de long sur deux mètres de large, qu'ils avaient construite sans art et gagnèrent comme par miracle l'île Maurice où ils abordèrent le neuvième jour d'une désespérante navigation ; et enfin par quelles suites de circonstances, toujours fatales, le gouverneur de l'île, Rudolphe Diodati (Roelof Diodati Opperhoufd), aussitôt leur arrivée, les exila pendant trois ans sur l'île Marianne. Cet affreux rocher (une des deux îles désertes de Leguat) forme un des îlots situés à l'entrée du Grand-Port de l'île Maurice, qui, du temps des Hollandais, s'appelait le Fort Frédéric-Henri, témoin en août 1810, du célèbre combat naval, connu sous le nom de combat du Grand-Port, pendant lequel Duperré, Bouvet et leurs compagnons d'armes se couvrirent de gloire, en remportant sur la flotte anglaise une victoire bien chèrement payée :
Le 3 décembre 1810, l'Ile de France (Maurice) et l'île Rodrigues passaient sous la domination de l'Angleterre.
La France avait pris possession de la première en 1721, après que les Hollandais l'eussent abandonnée en 1712 ; et en 1725, de la seconde, à laquelle elle donna le nom d'Ile Marianne, qu'elle n'a pas conservé pour reprendre, peu après, celui de Rodrigues. Coïncidence bizarre : ce nom d'Ile Marianne est précisément resté au rocher sur lequel Leguat fut relégué après s'être échappé de Rodrigues.

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Lorsque Leguat aborda à Rodrigues en 1691, et plus tard à Maurice, ces îles jouissaient d'une luxuriante végétation et d'une faune variée, dont notre voyageur historien, avec un accent de véracité qui trompe rarement, a donné une description étendue, accompagnée de figures gravées, sans cesse reproduites par des naturalistes qui, surtout depuis quelque temps, se sont particulièrement occupés de la faune ornithologique éteinte des îles Mascareignes.
Quelques-unes des espèces d'animaux qui habitaient ces îles ayant depuis longtemps disparu, l'ouvrage de Leguat, recherché d'abord à cause de son caractère particulier d'originalité, fut ensuite rangé «parmi les voyages fabuleux, qui n'ont pas plus de réalité, dit La Martinière, que les songes d'un fébricitant». Il était délaissé et considéré par les voyageurs qui visitèrent ensuite les Mascareignes, comme une sorte de roman fantaisiste, dans lequel l'auteur avait décrit des animaux qui n'avaient jamais existés que dans son ardente imagination, puisqu'on n'y trouvait pas vestige de quelques-uns d'entre eux.

La traversée de Leguat et de ses compagnons de Rodrigues à Maurice, dans une mauvaise barque, était considérée comme une impossibilité matérielle. Il n'était pas jusqu'au Recueil de du Quesne, souvent cité par Leguat, et qu'on n'avait pas retrouvé jusqu'ici, qui ne tournât contre lui.
Or, il est aujourd'hui avéré que la traversée de Rodrigues à Maurice a été faite, plusieurs fois, dans de frêles embarcations, par des naufragés. Ainsi, vers 1825, le capitaine Doret, devenu plus tard contre-amiral, gouverneur de cette chère île de la Réunion qui nous occupe, et ensuite sénateur, quitta Rodrigues dans une chaloupe ouverte, accompagné de quelques matelots et arriva à Maurice pour demander qu'on allât chercher au plus tôt à Rodrigues le reste de l'équipage de son navire, naufragé sur les récifs de cette île.

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Quant à ceux des oiseaux de Maurice et de Rodrigues décrits par Leguat et dont on n'avait jamais trouvé vestige, il est démontré aujourd'hui qu'ils ont existé : A la suite de minutieuses recherches, de patientes investigations faites sur les lieux, témoins des aventures de notre malencontreux voyageur, la véracité de ses assertions a été établie il y a quelques années par la découverte d'ossements fossiles, faite par des naturalistes distingués.....

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TH. Sauzier.

RECUEIL DE QUELQUES MÉMOIRES SERVANS D'INSTRUCTION
pour l'Etablissement DE L'ISLE D'EDEN
AVERTISSEMENT.

Depuis la dispersion des Réformez de France et de ceux des Valées de Piedmont, on n'a parlé que de Colonies et de Nouveaux Etablissemens : Plusieurs en ont fait des projets suivant leurs inclinations et leurs génies, et il s'en est commencé quelques-uns dans les Etats Protestans d'Allemagne, dans quelques Provinces de l'Amérique, au Cap de Bonne-Espérance, et ailleurs ; ce qui semble devoir suffire, et qu'il est inutile de proposer rien de nouveau sur ce sujet, néanmoins, comme il est certain que la plupart des hommes sont d'un goût différent, et que ce qui plaît aux uns, déplaît quelquefois aux autres, on a crû que celuy-cy ne déplairoit peut-être pas, à ceux qui n'ont pas trouvé les autres à leur gré, quand il n'y auroit que l'agrément, qui s'y rencontre, de vivre parmi des gens d'une même Langue, d'une même Nation et d'une même Religion, et dont les humeurs par conséquent seront moins incompatibles, qu'entre ceux qui sont nez dans différens Païs, et sous diverses Coûtumes, ce qui est presque toujours une source de divisions, de querelles, et de plusieurs autres inconvéniens.

On pourra peut-être opposer à ceci, qu'il est hors de saison, de penser à des Etablissemens éloignez, dans le temps que toutes les espérances se renouvellent d'un prompt retour pour la Patrie, et il est vray que l'heureux changement, qui est arrivé en Angleterre, flatte agréablement plusieurs de cette pensée : On répond à celà que l'on souhaite autant et plus que qui que ce soit, que Dieu opère efficacement en France, pour la délivrance de son Eglise comme il a fait en Angleterre, car, outre la gloire de Dieu et l'intérêt général, ceux qui veulent bien s'éloigner de leur Patrie en cette occasion y laissent assez de quoi leur faire souhaiter un si heureux évènement ; il est certain même que dans le temps que ce projet a été commencé, on avait lieu de craindre une persécution générale dans toute l'Europe, bien plutôt qu'une délivrance prochaine de l'Eglise ; et c'est un des motifs le plus pressant qui ait engagé à cette entreprise, sans lequel on n'y auroit peut-être jamais pensé. Mais quoique graces à Dieu, les choses soient présentement dans une autre disposition, on ne laisse pas de persister toujours dans le même dessein, ayant reconnu, par un sérieux examen de la chose, que tout bien considéré, il n'y a peut-être point, en quelque lieu que ce soit, un Etat si heureux que celuy où l'on espère d'être, si Dieu bénit cette entreprise.

De plus, le retour en France n'est pas encore tout à fait certain ; et même il est hors d'apparence que l'on puisse jamais y être dans une entière sûreté, à moins que Dieu, par un miracle, ne convertisse tout le Royaume, l'expérience nous apprenant, que tant que notre Religion n'est que tolérée, et non pas dominante, cette tolérance ne dure qu'autant que l'on n'est point en état de s'y opposer. Mais quand même les souhaits et les v'ux que nous faisons pour cela seroient accomplis, encore qu'il fût libre, à ceux qui voudraient s'en revenir de le faire, quand ils jugeroient à propos, on doute néanmoins avec raison que personne songeât à sortir d'un lieu où tant d'agréments se rencontrent, d'autant plus que l'éloignement ne préjudicieroit point à la part que chacun a le droit d'espérer dans cette prospérité générale, et qu'on en pourrait jouir de loin comme de près.
Au reste, on doit être averti que ces Mémoires ont été faits en différens tems, le premier n'a été publié que comme un essai, après que le projet en fut conçû par quelques Amis ; c'est pourquoi les termes en sont plus généraux, et selon que la chose a eu du succès, on a parlé plus positivement dans les Mémoires suivans.

MEMOIRE

Contenant le premier Projet qui a été fait de cet Etablissement, où l'on verra en général le but que l'on s'est proposé, et de quelle manière on a dessein de se gouverner.

Nous qui, par la grâce de Dieu, sommes échapez du naufrage, auquel une partie de l'Église a été exposée dans ces derniers temps, après nous être humblement prosternez devant l'Éternel nôtre Dieu, pour l'adorer et pour lui rendre graces d'un si grand bienfait, et après avoir imploré sa miséricorde, pour la délivrance de ceux de nos Frères qui souffrent encore, et sa divine protection, et son secours sur l'entreprise que nous formons pour sa gloire, pour le salut de nos âmes et pour le refuge des malheureux. Nous avons unanimement résolu les choses suivantes, et jugé à propos d'en faire part à ceux que nous estimons devoir être dans les mêmes sentimens que nous.

Considérans le grand nombre de Chrétiens dispersez dans le monde, privez de leur Patrie dont ils ont été chassez, ou contraints de sortir, la plupart n'ayant emporté que leur âme pour butin, malheureux, fugitifs, et errants de contrée en contrée, pour trouver quelque azyle entre leurs Frères, et quelque subsistance par leur travail, ou par des charitables subventions, et qu'enfin ce nombre augmentant tous les jours, par la bonté de Dieu qui a ouvert la porte aux prisonniers, il est à souhaiter que ces pauvres brebis éparses, soient rassemblées en un Troupeau, et dans quelque retraite assurée, pour y servir et louer Dieu publiquement, qui par sa grâce, les a delivrez ; et afin encore que s'occupant à un travail légitime selon son Commandement, ils puissent manger leur pain avec joye, sans être à charge à leurs Frères, mais plûtôt en secours aux affligez et en azyle aux misérables.

Dans cette vûë nous nous sommes unis, tant nous, à qui Dieu a fait la grace d'être en état de pouvoir subvenir à une partie des fraix de cette entreprise, que ceux auxquels il a mis au c'ur de nous suivre pour coopérer en ce qui dépendra d'eux, à l'avancement de ce dessein.

Et comme l'Ordre est l'âme et le soûtien des Sociétez, et du Gouvernement des Peuples ; et que nous ne pouvons plus conter sur l'amour et sur la protection de nos Princes naturels qui nous ont abandonnez, chassez et traitez comme Ennemis ; il nous est absolument nécessaire de choisir d'entre nous quelqu'un pour nous gouverner, et pour être Chef de notre Colonie ; pour celà, d'une commune voix, nous avons élù pour être notre Chef et Conducteur de notre République, dans l'espérance que nous avons, que Dieu luy fera la grace de nous gouverner sagement et debonnairement, comme il est convenable à un véritable Chrétien avec toute Justice et équité, considérant les bons, punissant les coupables, et faisant Justice à tous sans distinction de personne.

De plus, comme il est impossible à un seul homme de supporter un si grand poids ; et que même il est dangereux que commettant à un seul l'autorité suprême, il ne vienne enfin à en abuser ; Nous avons jugé à propos de choisir douze des plus sages et des plus avisez d'entre nous, et particulièrement de ceux qui ont le plus contribué à mettre en avant ce projet, et ausquels, après le secours de Dieu, nous en avons la plus grande obligation, pour aider notre Chef dans le gouvernement de la République.
Ces douze composeront un Sénat, où se régleront les affaires les plus importantes, il s'assemblera par l'ordre du Chef, et luy servira de Conseil, auquel il déférera, quand la pluralité des Voix l'emportera, la sienne toutefois étant contée pour trois, car nous estimons que le Chef doit avoir quelques Prérogatives sur les autres, non seulement parce qu'il représente le Pouvoir Souverain ; mais encore parce qu'il est à présupposer, qu'ayant été élu pour cette Charge, on a reconnu en luy une capacité, et des lumières qui doivent donner plus de poids à ses sentimens.

C'est-là, en substance, la forme du Gouvernement que nous nous proposons d'observer, et nous espérons, avec l'aide de Dieu, que nous éviterons par là (au moins autant qu'il se peut humainement) la plûpart des inconvénients, qui se rencontrent dans les Monarchies, et dans les Républiques, sans vouloir blâmer cependant ni les unes, ni les autres, car nous sçavons que les Puissances qui sont en état sont ordonnées de Dieu : mais nous croyons que cette forme de gouverner préviendra d'une part, les longueurs, les indéterminations, les changemens d'avis et l'inobservation du secrèt si domageables aux Républiques gouvernées par trop de Têtes : et qu'elle évitera, d'autre costé, les suites fàcheuses du Pouvoir Souverain, qui tombe quelquefois dans des excès dangereux au Peuple qui luy est soûmis, lorsqu'il est entre les mains d'un seul homme : Ainsi nous établissons un Chef pour être le premier Mobile de ce Corps, dont l'autorité modérée puisse maintenir le Peuple dans le respect, et dans l'observation des Loix, et ne puisse jamais néanmoins luy permettre d'en abuser.

Ce que nous disons ici n'est que pour donner une idée du Gouvernement, et comme un abrégé de nos premières Loix, lesquelles on étendra selon le prudent avis des Sages, et le consentement général de nous tous, quand Dieu nous aura fait la Grace d'être rassemblez en un Corps dans la retraite que nous avons choisie, avec ceux de nos Frères qui voudront nous y accompagner.

Nous ne publions point encore le lieu où se doit transporter cette Colonie, pour des raisons importantes, jusqu'à ce que le nombre des gens de bien que nous cherchons soit complet, mais comme ceux à qui nous nous confions, pour la conduite de cette affaire sont gens sensez, et connus dans le monde pour tels, et pour n'avoir que des intentions droites et sincères ; et que d'ailleurs, ils y employent des sommes assez considérables, ceux qui voudront se joindre à nous, doivent être persuadez, que l'on a aucun dessein de les tromper, et que le but que l'on se propose est de les délivrer de la misère, et de tàcher de les rendre heureux, s'il est possible, en les menant dans un Païs, non seulement habitable, mais qui, de plus, est assez commode, fertile et agréable ; et où ils pourront principalement travailler à leur salut avec joye et tranquillité.

L'on avouë néanmoins, qu'il y aura d'abord quelques difficultez, parce que tous les commencemens n'en sont jamais exemts, en quelque sorte d'établissement que ce soit, mais l'on espère que l'on ne tardera pas à être récompensé largement des peines que l'on aura prises.

L'on ne prétend pas au reste cacher toujours le lieu de cette bienheureuse retraite, et l'on n'a pas dessein d'obliger ceux qui voudront être de cette partie à se laisser mener sans sçavoir où ; comme on n'y veut que des gens raisonnables, aussi prétend-on les persuader par la raison, et nullement par une autorité à laquelle ils soient obligez de déférer aveuglément, c'est pourquoi la chose sera expliquée plus amplement quand il en sera temps, et l'on ne se propose présentement que de faire connaître l'intention où l'on est, afin de convier par là, ce de nos Freres Refugiez, qui auront quelque inclination de venir avec nous, de se disposer à le faire, lors que connoissant la chose plus exactement, il y seront entièrement déterminez ; tout ce que l'on demande d'eux à présent, c'est de témoigner en quel sentiment ils sont à cet égard, sans néanmoins que cela les engage à aucune chose.

Mais afin de leur donner par avance quelque idée de ce qui en est, on a crû leur devoir dire, qu'il y a divers endroits dans le Monde qui méritent d'être occupez, quoiqu'ils ne le soient pas ; la paresse ou l'impuissance de quelques-uns et quelquefois le peu de connaissance qu'ils en ont, étant cause qu'ils sont négligez ou abandonnez, mais sur tout le peu d'espérance d'y amasser de grandes richesses, car c'est le premier Mobile de la plupart des actions des hommes, qui sont si rarement contens de la médiocrité ; Mais pour nous qui n'avons point cette vûë, et qui ne cherchons que la douceur de la vie, et la tranquillité de la Conscience, nous espérons de trouver la satisfaction de nos désirs, où les autres n'ont pû assouvir leur ambition déréglée.

Nous ne marquons point ici tous nos règlemens, soit pour éviter la longueur, soit parce que nous attendons aussi que notre Corps soit complet, pour donner la dernière main à cet Ouvrage.

Sur quoy l'on doit être informé qu'il y a encore six Places à occuper, dans notre Conseil, afin que ceux qui auront intention de se joindre à nous, et dont le mérite distingué pourra leur donner lieu d'y prétendre, pensent de bonne heure à se déclarer.

Il y a aussi d'autres Emplois à donner ; et ils seront distribuez à ceux qui en seront jugez dignes, par rapport au mérite, à la part que l'on sera en état de contribuer pour l'augmentation du fonds nécessaire à cette entreprise, et enfin, à ce que l'on se sera présenté des premiers pour les occuper.

Au reste l'on espère que tous les Princes Chrétiens et particulièrement les Protestans nous seront favorables en cette occasion, ces derniers seront soulagez par là, de quantité de gens qui leur sont à charge ; ne prétendant pas les priver de ceux qui leur seront nécessaires, et même nous ne voulons rien faire sans leur participation et leur aveu : quant aux autres qui nous regardent comme des objets d'aversion et de mépris, ils doivent être bien aise que nous nous éloignions de leurs yeux, enfin les uns et les autres, s'ils sont touchez de la Charité, qu'ils reconnoissent tous pour la première des Vertus Chrétiennes, ne sçauroient regarder de mauvais 'il, le soulagement des Malheureux.

Nous protestons cependant que nous ne gardons aucun ressentiment contre ceux, qui par un zèle qu'ils ont crû venir de Dieu, nous ont contrains de sortir de notre patrie, et que nous aurons une reconnoissance éternelle pour ceux qui nous ont si charitablement reçus dans leur sein ; que nous souhaitons de vivre en Paix, avec tous, et que nous sommes prêts de leur rendre tous les bons offices qui dépendront de nous, ainsi que nous l'espérons réciproquement d'eux.

ADDITION AU MEMOIRE PRECEDENT

Qui contient une Description abrégée de l'endroit où l'on veut aller.

Depuis que nous avons fait sçavoir le dessein que nous avons de rassembler le plus qu'il nous sera possible de nos Freres exilez pour la Parole de Dieu, afin d'en composer une Colonie, et aller tous ensemble habiter un bon Pays, où l'on puisse vivre en bons Chrétiens, et y jouïr de quelques douceurs pour la vie ; il n'y a pas un de ceux à qui nous l'avons commuqué, qui n'ait approuvé cette pensée, et même plusieurs, animés d'un même courage, se sont offerts très volontiers de nous y accompagner ; mais quelques uns ont souhaitté de sçavoir l'état du Lieu où nous esperons aller, son Climat, et les autres circonstances qui peuvent convier ceux qui aiment leurs commoditez en ce Monde, à se déterminer entièrement là-dessus. C'est ce qui nous a portez à en donner ici une idée générale, en attendant que l'expérience que nous en ferons bientôt moiennant l'aide de Dieu, nous donne occasion de satisfaire la curiosité de ceux qui veulent sçavoir jusques aux moindres particularitez.

On ne doit pourtant pas s'attendre à une description pompeuse de quelque Pays abondant en Perles, et en Pierres précieuses, ou de quelque Lac dont le Sable ne soit qu'Or, comme quelques-uns nous ont voulu faire croire qu'il y en avait au Pérou, il y en a peut-être, mais quand cela seroit ce n'est point par là qu'on prétend le vanter, on ne parlera que des véritez qui nous sont connuës et l'on n'y verra que de la simplicité, on n'y trouvera point de quoi satisfaire l'avarice, ni une ambition extraordinaire, mais on y trouvera de la solidité, et les choses nécessaires à la vie ; on ne doit pas non plus s'attendre de trouver dans un Pays nouvellement habité, des champs cultivez, des Vignes plantées, et les autres avantages qui se rencontrent dans un Païs habité depuis longtemps ; mais outre qu'on en trouvera d'autres, qui équivalent ceux-là, il semble qu'il nous doit suffire que toutes ces choses y soient en puissance, c'est-à-dire, que le Terrain et le Climat puissent permettre d'en espérer une agréable joüissance, après avoir pris les soins nécessaires pour la culture ; Voici en peu de mots ce qui en est.

Le Climat de ce Lieu est plus chaud que froid, il y a peu d'Hivers qui obligent à se chauffer, et il est à peu près semblable à celui des Isles Canaries, que quelques-uns apellent Fortunées ; l'Air y est très bon, ce qu'on a remarqué par la prompte guérison des Malades que l'on y a quelques fois débarqués, et par la bonne santé de ceux qui y ont fait quelque séjour, il y a comme dans la plus-part des endroits du Monde, des Plaines et des Montagnes, il y en a même quelques unes d'assez hautes, ce qui peut être une des causes qu'il n'y fait pas si chaud que dans d'autres lieux situez sous le même degré ; il y a aussi des Rivières et des Lacs, mais peu considérables, si ce n'est par le Poisson qui y est assez abondant, et parce que l'eau en est très bonne à boire ; il y a beaucoup de Forêts, comme dans tous les lieux inhabitez ; et ceux qui les ont parcourues disent, qu'il y a des bois de toutes espèces, et même de ceux qui sont rares en Europe, comme des Cedres, de l'Ebene, et d'autres semblables, enfin il est certain qu'il y en a beaucoup de propre pour la Charpente, et c'est le principal ; il y a aussi beaucoup de fruit que la Terre produit d'elle-même, comme des Ananas, des Banannes, et des Palmiers de toutes sortes, des Citroniers, et des Orangers doux et aigres, plusieurs sortes de Figuiers, et beaucoup d'autres qui ne sont pas connus en Europe, et qui sont très agréables, et il est hors de doute, que puis que la Terre y produit ces choses sans culture ; lorsqu'elle sera cultivée et que l'on y plantera des Fruits de nôtre continent, ils y profiteront tout au moins, aussi bien comme ils sont dans les lieux situez sous le même Climat, il est même à remarquer qu'on y a planté de la Vigne et semé du Bled, qui y ont bien réussi l'un et l'autre, sans qu'on y ait apporté beaucoup de précaution, ainsi on a tout lieu d'espérer, que la Terre n'y sera pas ingratte, et si on n'en dit pas davantage, c'est pour en promettre moins que l'on en trouvera ; afin qu'on soit surpris agréablement, il y a par dessus celà beaucoup de gibier de toutes sortes, et beaucoup d'Animaux propres à la Nourriture de l'homme, comme des B'ufs et des Vaches, mais surtout des Cochons et des Chèvres dont il y a abondance, et que l'on prend sans peine, l'on n'a pas remarqué, qu'il y eût des bêtes sauvages, dont la rencontre fut dangereuse, et l'on y peut chasser avec beaucoup de plaisir et sans appréhension. Il y a donc enfin du Poisson, de la Viande, des Légumes et des Fruits, ainsi on peut dire que l'on y trouve de tout ; car le Bled et la Vigne y venant bien, comme on l'a remarqué, il y aura dans peu du Pain et du Vin, cependant l'on en portera Provision, et on en fera venir d'ailleurs, pour n'en pas manquer, jusqu'à ce que la Terre en fournisse suffisamment, et en attendant il y a plusieurs choses qui peuvent être substituées au lieu de cela, car il y a beaucoup de Racines qui s'apprêtent en différentes manières, et du Mil, et du Ris, qui croissent dans les Païs Voisins, dont on peut avoir abondance pour peu de chose, ce qui dans la nécessité, peut tenir lieu de Pain ; et au lieu de Vin, dont on se peut bien passer quelque temps, puis que la plûpart des Turcs, s'en passent toute leur vie, et ne s'en portent pas plus mal, il y a du Vin de Palme, et du Vin de Miel, car il y a beaucoup d'Abeilles qui se nichent dans les Rochers, et dans les Arbres, il y croît même des Cannes de Sucre, dont on pourra tirer un grand usage, enfin il y a quantité d'autres petites douceurs qui seroient trop longues à déduire.

Il est peut-être à craindre que l'éloignement ne paraisse fâcheux à quelques-uns, et surtout à ceux qui n'ont pas accoûtumé de conter la distance du chemin qu'ils font ordinairement par des milliers de lieuës ; mais ceux qui ont fait des voiages sur mer pourront les rassurer à cet égard ; nous pouvons, même, en tirer cet avantage, que plus nous serons éloignez, moins l'on songera à nous venir inquiéter, au moins la difficulté en sera plus grande.

Nous espérons donc que cela ne rebutera pas les bien intentionnez, d'autant plus qu'ils doivent être persuadez que nous prendrons toutes les mesures et toutes les précautions nécessaires, pour parvenir à une heureuse réussite, et pour prévenir, autant qu'il se peut humainement, tous les inconvéniens ; mais surtout ce qui doit nous encourager à surmonter les difficultez qui pourront se rencontrer, c'est que nous devons être certains que Dieu sera nôtre Conducteur, et notre Protecteur, principalement, si nous sentons que nous soyons poussez d'un véritable zèle pour sa gloire, et en effet nous pouvons être des instrumens en sa main pour publier son Evangile parmi les Nations, et faire adorer son Nom par les Peuples, les plus reculez de la Terre, sa bonté nuos en fasse la grace.

AUTRE MEMOIRE

Contenant une Instruction plus ample, de ce qui concerne l'Etablissement de l'Isle d'Eden.

On a déjà fait connaître, par le premier Mémoire, le but qu'on s'est proposé dans le projet de cet établissement, et l'on a pu remarquer, que l'ambition ni l'avarice n'y ont pas beaucoup de part : ainsi ce n'est point à ceux qui sont possedez de ces deux passions que l'on s'adresse ; ce n'est point non plus à ceux qui ne cherchent que les faux plaisirs, et les vains divertissements du siècle ; enfin ce n'est point à ceux, qui pleins d'un esprit turbulent et inquiet, ne seroient propres qu'à apporter la discorde, et à être un obstacle à l'union que nous souhaitons sur toutes choses d'entretenir parmi nous. Ces sortes de gens ne sont point propres à une entreprise comme celle-là, et ils n'ont pas besoin d'aller si loin pour chercher ce qui leur convient ; car ils le trouveront partout, et le monde en général, est fait pour eux. Mais ceci s'adresse aux véritables Réfugiez qui le sont de bon c'ur, et qui ne regrettent point les oignons d'Egypte ; car c'est à eux que ce païs de Canaan est réservé.

Ce n'est pas qu'il n'y en ait un grand nombre de ceux-là, à qui celà ne convient pas ; chacun a ses différentes vûës, et sçait ce qui lui est propre ; mais c'est seulement afin que personne ne s'y trompe, et qu'on ne s'imagine pas que cela convienne au libertinage et à l'oisiveté : en effet rien ne luy est plus opposé ; car icy chacun doit nécessairement s'empresser d'employer utilement le talent que Dieu lui a donné, bien loin de l'enfouïr par la débauche et par la fainéantise.

Et comme ceux qui ont entrepris l'établissement de cette Colonie sont eux-mêmes Refugiez ; et par conséquent hors d'état de pouvoir soûtenir seuls la dépense nécessaire pour la réüssite de cette affaire ; que d'ailleurs ils n'ont pas voulu être à charge aux Puissances qui leur ont accordé leur protection ; et que cependant, ils ont particulièrement en vûë de recueillir ceux qui sont destituez de tout secours : il faut encore que dans cette occasion chacun contribuë selon ses forces ; que ceux qui ont de quoi tâchent de subvenir à ceux qui n'ont rien, et que réciproquement ceux-ci contribuent par leur travail, ou par leur industrie, à l'avancement du bien commun ; afin que s'entre-aidant ainsi mutuellement, on puisse parvenir à un heureux Etablissement et joüir de toutes les douceurs qui se trouvent dans une Société composée d'honnêtes Gens, établie dans un lieu fertil et agréable ; où règnent la santé, la liberté, la tranquillité de la conscience, la justice, la charité et enfin l'espérance du Salut, qui sont les véritables biens qui méritent qu'on se donne quelques peines pour les acquérir, mais afin que dans tout cela on garde un certain ordre d'équité dont tout le monde puisse être content. Voici de quelle manière l'on a jugé à propos de régler la chose.

Chaque personne au-dessus de 12 ans contribuera pour son passage et sa nourriture pendant le voyage, cent livres monoye de France, qui font environ 82 Florins et les enfans moins à proportion, excepté ceux de six ans et au-dessous qui seront francs, et quand il y aura quelques familles chargées d'enfans et qui seront pauvres, on y aura égard et on leur fera quelque gratification.

Ceux qui voudront être mieux que le commun, le pourront en contribuant deux cens livres et encore mieux, s'ils veulent contribuer jusques à trois cens ; parce que l'on fera les provisions à proportion.

Ceux qui ne seront point en état de faire cette contribution, seront néanmoins reçus et on la leur avancera, pourveu qu'ils soient gens de bien et de travail : et ils seront redevables aux particuliers qui leurs auront fourni cette somme, s'il s'en trouve qui en veuillent faire les avances : sinon on la fournira des deniers publics : et pour le payement, ils seront obligés envers ceux qui la leur auront avancée de donner deux cents journées de leur travail ; en leur laissant toute fois quelques jours par semaines pour vaquer à leurs propres affaires ; et quand ils se seront ainsi acquittez, ils pourront travailler pour eux mêmes ou pour qui bon leur semblera, toute fois, il sera libre devant que de partir, de faire telles autres conditions qu'on voudra, et elles seront ponctuellement exécutées.

Ceux qui ne seront pas gens de labeur et n'auront pas de quoi faire aussi les avances, mais auront bonne volonté et quelques talens, pour posséder des emplois, ou quelque industrie pour exercer des métiers utiles à la Colonie, seront aussi receus et on leur avancera pareillement le passage et la Nourriture, avec les autres choses nécessaires pour travailler et s'employer, et ils rendront ces avances, lorsque par leur oeconomie et par leurs soins ils seront en état de le faire.

On distribuera les Terres à ceux qui voudront contribuer d'avance pour en avoir, sur le pied de cinq livres l'arpent, franches, et exemptes à perpétuité, de toutes Charges, mais elles seroient beaucoup plus chères, si l'on attendoit que l'on fut arrivé ; parce qu'il est bien plus avantageux, pour le Public, que les Contributions se fassent d'avance, à cause des dépenses qu'on est obligé de faire devant que de partir.

Et afin de faire les choses par ordre, et d'empêcher la confusion et les disputes qui pourroient arriver, dans la distribution des terres : Il a été jugé à propos de régler la chose ainsi, c'est qu'à mesure que quelqu'un se présentera pour offrir des Contributions, ayant d'ailleurs toutes les qualitez requises, il sera inscrit sur un Registre tenu exprès pour cela afin de choisir dans le même rang qu'il aura été couché sur le rôle, et comme il pourroit y avoir des personnes absentes qui n'auroient point d'amis sur les lieux pour se présenter pour eux, ils pourront écrire et adresser leurs Lettres à M. à Amsterdam.

Cela aura la même force que s'ils y étoient eux-mêmes, et ils seront inscrits du jour que leur lettre sera receuë, pourvû qu'ils envoyent dans la quinzaine la somme qu'ils auront offerte, soit en argent content ou lettre à veuë.

Ceux qui ne seront point en état de contribuer pour avoir des terres, mais qui seront gens capables de les faire valoir, soit en les prenant à ferme ou autrement, seront néanmoins receus ; et l'on pourra traitter avec eux à des conditions raisonnables et dont on conviendra.

Lorsque quelqu'un aura des terres en propriété, à ferme ou autrement, et qu'il n'aura point de graines pour les ensemencer ; on luy en fournira, à condition qu'il rende la dîme de la première récolte seulement, sans que cela tire à conséquence pour la suite ni pour les autres.

Il sera libre de contribuer ce que l'on voudra, et on en sera recompensé à proportion, dans la distribution du païs.

Il sera libre encore d'employer en terre, telle partie qu'on voudra de sa contribution, il sera tenu un Registre exact de ce qu'il y aura de surplus, et l'Etat en payera l'intérêt aux particuliers, sur le pied de cinq pour cent, jusques au remboursement du principal, soit en argent, en denrées, où en journées d'hommes, de la manière qu'on en conviendra, selon le choix et la commodité de chacun.

Il sera libre aussi à ceux qui ne voudront pas mettre tout leur argent dans le trésor public, d'en employer une partie en marchandises et denrées propres à l'usage du païs où l'on va, soit pour les débiter dans l'isle même, ou pour les troquer dans les lieux compris dans l'octroi que Messieurs les Directeurs de la Compagnie des Indes Orientales des Provinces Unies nous ont fait, mais il faudra payer le fret suivant la pesanteur, ou le volume dont on embarrassera le vaisseau.

Chaque personne néanmoins pourra porter avec soi une quantité raisonnable de hardes, sans que cela soit conté.

Le voyage est ordinairement de trois ou quatre mois, on pourroit le faire en tout temps, mais le plus commode est au commencement du Printemps et sur la fin de l'Autonne.

L'embarquement se fera en Hollande, et il y aura souvent des commoditez pour cela, soit par des navires qui iront tout droit, ou par ceux des Messieurs de la Compagnie, sur lesquels on pourra aller jusques au Cap de Bonne-Espérance, comme nous en sommes convenus par un Traité fait avec Messieurs les Directeurs ; et y étant arrivez, on y trouvera une personne qui y résidera de notre part ; pour avoir soin de ceux qui y viendront, et pour les faire embarquer ensuite dans un vaisseau qui ira et viendra exprès pour cela du Cap à l'Isle d'Eden. Ceux donc qui auront intention de venir s'établir dans ladite Isle, devront se rendre à Amsterdam environ ce tems-là, et s'adresser audit sieur qui recevra les contributions, indiquera ce qu'il y aura à faire et payera pour ceux qui n'auront pas de quoi, dont chacun apportera un certificat, sur lequel on réglera pour leur établissement dans l'Isle.

Quand on sera arrivé on établira des Magasins remplis de toutes les choses nécessaires à la vie, des outils, des ustancilles, des graines et de tout ce qui pourra être utile au public ; ce que l'on distribuera à un prix raisonnable et fixé.

On établira une maison d'hospitalité avec un revenu, pour entretenir les pauvres, les malades et les infirmes, chacun dans des appartements separez, afin que s'il plaît à Dieu de bénir les soins qu'on prendra, personne ne souffre faute de secours.

On prendra aussi un soin particulier des veuves et des orfelins ; on fera valoir le bien de ceux qui en auront, s'ils ne sont pas en âge ni en état de le faire et on fournira d'autres moyens à ceux qui n'en auront point, pour les faire subsister honnêtement chacun selon sa qualité et sa capacité.

Surtout on prendra soin des Filles, Demoiselles et autres qui se trouveront sans bien et sans proches parens chez qui elles puissent se retirer et il y aura un fonds et une maison destinez particulièrement pour elles, afin qu'elles y puissent vivre dans une honnête Société, en s'occupant à des ouvrages convenables à leur qualité, jusques à ce qu'il y ait occasion à d'autres établissemens, soit en se mariant ou en prenant tel autre parti qu'elles aimeront le mieux. Et l'on aura aussi dès à présent le même soin de celles qui viendront, moyennant qu'elles soient connuës et qu'elles ayent bon témoignage, et on les mettra pendant le voyage avec des personnes auprès de qui elles seront honnêtement.

Pour ce qui regarde les Charges et les Emplois, chacun y pourra parvenir par son mérite et le talent qu'il aura pour être utile au public ; car en toutes choses et particulièrement en cela, ce sera toujours la première considération que l'on fera : on aura toutesfois les égards raisonnables que l'on doit avoir, soit pour la naissance ou pour d'autres semblables considérations ; pourveu néanmoins que cela aille toujours au bien de la République, qui est le but principal qu'on se doit proposer.

Voici les Charges qu'on a jugé à propos d'établir jusques à présent, on expliquera dans la suite quelles sont leurs fonctions et l'étenduë de leur pouvoir : et pour le présent, on se contentera d'en donner ici la liste.

Le Chef, à qui on donnera tel tiltre qui conviendra dans la suite.
Douze Conseillers ou Sénateurs,
Un Capitaine général qui sera toujours du Corps du Sénat.
Un Chancelier.
Un Secrétaire.
Un Trésorier.
Trois Colonels, qui seront aussi Gouverneurs, Présidents de la Justice inférieure, Juges Civils et Criminels et de Police.
Ils auront chacun six Capitaines sous eux, qui seront Conseillers et qui jugeront avec eux tout ce qui sera de leur Ressort.
Chacun de ces Capitaines aura sa Compagnie dans laquelle il aura un Lieutenant et un Enseigne.
Il y aura un Major dans chaque Régiment qui servira aussi de Secrétaire du Colonel et de son Conseil.
Et les Sergens serviront d'Huissiers.
Un Capitaine des Gardes.
Deux Lieutenans et deux Sous-Lieutenans.
Un Capitaine d'Artillerie et un Lieutenant.
Un Ingénieur et un Sous-Ingénieur.
Un Grand Voyer et un Arpenteur sous lui.
Un Intendant et trois Commissaires.
Quelques Inspecteurs ou Directeurs des terres du Domaine où des Ouvrages qu'on fera faire.
Un Bibliothécaire.
Quelques gens pour enseigner la Jeunesse.

C'est à peu près là les Emplois qui sont nécessaires ; il y en a quelques-uns de remplis et d'autres vacans.

Pour ce qui est des bénéfices attachez à chaque Emploi ; ils consisteront d'abord dans une certaine étendüe de Domaine qui sera annexée à la Charge, selon le rang qu'elle tiendra ; et encores en certaine portion et distribution de vivres, jusques à ce que le païs en fournisse suffisamment ; et ensuite en quelques appointemens proportionnez à la force du Trésor, qui devra être ménagé d'abord avec grande prudence, jusques à ce que Dieu y ayant mis sa bénédiction, comme nous l'espérons et comme nous l'en prions, l'on puisse user de plus grandes libéralitez envers ceux dont les soins seront utiles à la République.

Quant aux Pasteurs et Ministres du S. Evangile, comme on souhaitte qu'ils s'attachent uniquement et soigneusement à la fonction de leur Ministère, on tâchera de faire en sorte qu'ils n'en soient point détournez par les soins de faire valoir leurs terres et de procurer des établissemens à leurs familles, et pour cet effet on leur donnera de quoi subsister honnêtement et proportionnément au nombre de leurs enfans, et après leur mort, on aura aussi soin de leurs Familles et de leurs Veuves.

Tous ceux qui seront en Charge, de quelque nature qu'elle soit, seront obligez d'en faire la fonction sans prendre ni recevoir rien des particuliers ; la justice même se rendra gratis.

On avoit eu dessein d'abord de donner ici un détail plus particulier de la forme du Gouvernement, de la succession et de la nomination aux Charges, des cas où il sera nécessaire que le consentement du Peuple intervienne, comme lors qu'on voudra introduire ou changer quelque Loy ; quand il s'agira de paix ou de guerre ; ou de faire valoir la monnoye plus ou moins ; ou qu'il surviendra une nécessité de faire quelque Imposition ; ou autre chose semblable s'il s'en rencontre. Mais cela auroit mené dans une longueur excessive, et comme plusieurs personnes ont témoigné désirer avec empressement ce petit Recueil tel qu'il est, on remet à éclaircir ces points-là, dans un autre Mémoire où l'on traitera particulièrement des Loix qu'on se propose d'observer dans l'Isle d'Eden, qui seront les plus succinctes et les plus claires qu'il sera possible : Cependant on a été bien aise d'en dire icy un mot en passant, pour faire voir qu'on est dans le dessein de mettre des barrières à la Tyrannie, si le malheur voulait que le Gouvernement tombât, dans la suite, entre les mains de gens qui n'eussent pas d'aussi bonnes intentions que leurs Prédécesseurs.

Et pour faire voir outre celà un échantillon du dessein que l'on a de donner encore au peuple une honnête liberté de se plaindre, lorsqu'il croira en avoir sujet, et même de proposer les remèdes qu'ils croiront utiles pour réformer les abus vrais ou faux dans le Gouvernement, ou sur d'autres sujets : l'on a crû devoir dire ce que l'on se propose à cet égard. C'est que tous les seconds jours de l'année, après les prières du Matin et le Sermon qui sera fait exprès sur ce sujet, tout le Peuple assemblé dans chaque Communauté défilera par Régiment et par Compagnie, et en passant chacun pourra jetter dans une boëtte, faite exprés pour celà, un billet non signé et écrit de telle main qu'on voudra, où il sera permis à chacun de dire son sentiment sur toutes choses, sans que pour cela il en puisse être recherché, et chacun aiant mis le sien, les boëtes seront fermées et scellées et portées puis après dans le Sénat pour y être examinées et y avoir ensuite tels égards que la Chose le requerrera.

Au reste nous ne nous flattons pas et nous n'osons pas espérer que ceci soit du goût de tout le monde, tous les hommes sont si différens d'humeurs et d'inclinations, qu'il seroit impossible d'en attendre une approbation générale : nous souhaitons néanmoins que les personnes judicieuses en jugent favorablement, et nous avons tâché autant qu'il nous a été possible de ne rien proposer qui ne pût recevoir leur approbation : nous avons essayé de garder un juste milieu entre l'Equité et la Charité : d'un côté, nous avons voulu aider ceux qui, étans dénuez de tout secours, ont pourtant bonne volonté ; et de l'autre, nous avons tâché de faire en sorte que ceux, qui feront des avances ou qui auront fourni quelque somme considérable au trésor, puissent les retrouver avec quelque avantage : nous voudrions avoir pû mieux faire, et si dans la suite, nous reconnoissons que nous ayons erré en quelque chose, nous ne ferons pas de difficulté de le réformer ; sur tout quand ce sera du consentement général, lorsque nous serons tous assemblez : néanmoins, pour prévenir quelques objections qu'on pourroit faire, on a crû qu'il ne seroit pas hors de propos de faire les réflexions suivantes.

La première, que quoy qu'il semble à quelques-uns qu'on ne fasse pas un grand avantage à ceux qui veulent venir s'établir dans cette Isle, en ce qu'on leur fait payer leur passage, et leur nourriture et que s'ils veulent avoir des Terres, il faut, en quelque façon, les acheter par les Contributions qu'on est obligé de faire pour en avoir, ou par le travail qu'il faut faire pour les acquérir ; néanmoins, à bien considérer la chose, ce que l'on donne pour cela est peu au prix du profit qu'on en retire, car pour 50 l. on aura dix arpens de terre qui seront capables de nourrir une Famille parce qu'on peut faire plusieurs récoltes dans une année, comme on le verra dans une Relation plus particulière ; et outre cela, l'on doit sçavoir que chaque Communauté aura une portion de bois convenable tant pour le chauffage que pour bâtir et une certaine étenduë de prairie pour le pâturage des bestiaux, le tout sans qu'il en coûte rien aux particuliers. Il est vrai qu'en quelques endroits on a donné les terres pour rien ou pour peu de chose ; mais on les a en même temps chargées de redevances qui sont plus incommodes que si on avait payé les fonds ; ainsi l'on croit qu'il est bien plus avantageux de contribuer quelque chose d'abord, et être ensuite francs à perpétuité de toutes censes et rentes, lots et ventes, rachats, dîmes, et autres droits de Fief, de Taille, de Gabelle, de Douäne et autres Impôts qui surchargent le peuple et causent une infinité de Procès, d'embarras et de chagrins qu'on évitera par ce moyen ; il est vray qu'il pourra aussi quelquefois arriver des nécessitez pressantes où l'on sera obligé de contribuer de son fonds, ou de sa personne pour subvenir aux besoins publics, comme celà arrive dans toutes les Sociétez du Monde, ou le bien général doit prévaloir sur le particulier ; mais outre qu'on espère que cela arrivera rarement ; c'est que ce sera toujours du consentement général, et d'une manière qu'on s'en fera plutôt un plaisir qu'une peine.

La seconde Réflexion, c'est que la Contribution que l'on exige ne revient au profit de personne en particulier, car les deniers qui en proviennent sont mis au Trésor public, pour être employez aux dépenses du Voyage et de l'Etablissement, pour les Préparatifs de l'Embarquement ; pour les Munitions, et autres choses nécessaires pour la conservation du bien commun ; et afin qu'il ne se puisse rien détourner frauduleusement, on tiendra un compte exact des Reçus et des Dépenses : et ce Compte pourra être vù et examiné de chacun.

La troisième, c'est que personne n'est exempt de cette contribution, pas même le Chef ni aucun autre Officier, tous y sont obligez sans distinction, et le sort des grands et des petits est égal en cette occasion, ce qui marque qu'on n'impose point de fardeau, qu'on ne veuille bien porter soi- même.

Enfin le Trésor public devant fournir à tout et particulièrement à l'entretien des Ministres et des Officiers de Justice et à d'autres choses qui sont ordinairement à la charge du Peuple, il est bien juste que chacun se cotise pour le remplir n'y en ayant point d'inépuisable, et celui-là moins qu'un autre, n'étant composé que du débris de quelques familles Réfugiées. L'on a donc crù qu'il n'y avoit point de voye plus douce et plus convenable pour cela que celle qu'on a prise : toute fois si quelqu'un veut en proposer de meilleures on écoutera volontiers ses avis.

On s'étoit contenté jusques ici de donner une description abrégée de l'endroit où l'on a dessein de s'établir et l'on avait même affecté de ne le pas nommer, parce que ce lieu étant connu pour un des endroits du Monde le plus agréable et le meilleur, on avoit juste sujet d'appréhender d'en faire naître l'envie à quelqu'un qui auroit peut-être pû nous prévenir d'autant plus qu'il s'est déjà fait des projets à peu près semblables au nôtre, mais à présent que nous sommes sur le point de l'exécuter, et qu'il seroit difficile à d'autres de le faire sans la protection que nous avons, on ne fait plus de difficulté de le faire connaître tel qu'il est, comme on le verra dans la description suivante.

DESCRIPTION PARTICULIÈRE DE L'ISLE D'EDEN.

Cette Isle a été connuë sous différens noms, elle a premièrement été nommée Mascarenhas par les Portugais, d'autres l'ont appelée l'isle d'Apolonie et les François du temps qu'ils étoient à Madagascar auprès de qui elle est située, la nommoient quelquefois l'isle Bourbon ou Mascareigne, corrompant son premier nom ; d'autres enfin l'ont appellée l'Isle d'Eden, et c'est ce dernier qu'on a retenu comme luy convenant mieux, parce que sa bonté et sa beauté la peuvent faire passer pour un Paradis terrestre, et c'est ainsi en effet qu'elle est qualifiée par plusieurs auteurs qui en ont parlé.

Elle a environ soixante lieuës de tour, et est presque aussi large que longue.

L'on peut dire sans hyperbole, qu'il n'y a point de Païs connu, où l'air soit si sain que dans cette isle, tous ceux qui y abordent malades, recouvrent en peu de temps une santé parfaite, et l'on a expérimenté, de tout temps, que ceux qui y ont fait quelque séjour, quoy que dépourvûs de plusieurs commoditez et exposez au Serain et au Soleil, s'y sont toujours bien portez : ce qu'on attribuë aux bonnes exalaisons qui sortent continuellement de la terre, et des Plantes Aromatiques, qui y sont en abondance et qui remplissent l'air qu'on y respire d'une odeur aussi salutaire qu'agréable.

Et quoi qu'elle soit située entre le 21 et le 22 degré de latitude, la chaleur y est néanmoins fort modérée, et les petits vents frais qui y règnent ordinairement, en rendent le Climat si tempéré qu'il y a des fleurs toute l'année.

Elle est arrosée de quantité de Fontaines et de Rivières, dans les quelles il y a abondance de Poisson, et dont l'eau est admirablement bonne et saine, l'on tient même qu'il y en a de Purgative, il y a aussi quelques Lacs, et un entr'autres, dont il sort sept petites Rivières qui arrosent une belle Campagne d'une grande étendue.

Il n'y a dans les Eaux ni sur la Terre de cette Isle, aucun Animal ni aucuns Fruits venimeux ; et quoi qu'il y aye quelque petits Scorpions, ils ne font point du tout de mal, et l'on peut manger et boire sans crainte, de tout ce qu'elle produit, rien n'y étant contraire à l'homme.

La mer y est aussi fort poissonneuse, et l'on trouve sur ses bords, l'Ambre Gris, le Corail et les plus beaux Coquillages du Monde, mais surtout des Tortuës d'une grosseur si prodigieuse qu'il faut trois hommes pour les renverser, c'est ainsi qu'on les arrête quand elles viennent pondre sur le rivage, elles sont d'un fort bon goût et le plastron surtout en est fort estimé, l'on trouve que leur chair approche de celle du Veau, et que la graisse en est fort semblable à la moëlle de B'uf, une seule de ces Tortuës suffirait pour donner un bon repas à une Compagnie d'Infanterie.

Les Tortuës de Terre ne sont pas tout à fait si grosses que celles de Mer, elles ont deux ou trois pieds de long, un pied et demi de large, et plus d'un d'épaisseur, le Col long et la tête faite comme celles d'Europe, elles ont aussi quatre pieds, et portent plus facilement un homme sur leur dos, que l'homme ne peut les porter, leur Chair est comme celle des B'ufs, et les Tripes ont le même goût, le Foye est fort gros, et c'est un manger très délicat ; à côté des flancs de ces Tortuës, il y a des pannes de graisses que l'on fond en huile qui ne se fige jamais, et qui est aussi bonne pour toutes choses que le meilleur beurre, c'est aussi un remède très bon pour plusieurs maux. Ces pannes rendent ordinairement deux pots d'huile et vingt personnes peuvent se rassasier d'une de ces Tortuës ; elles pondent leurs oeufs comme celles de Mer, et ils éclosent de même, il y en a une grande abondance dans cette Isle.

Elle est pleine de quantité de Bois tous agréables par la facilité qu'il y a de passer au travers et de s'y promener sans rencontrer les Broussailles et les Epines qui sont ordinairement dans les lieux Inhabitez, au lieu de quoi l'on trouve assez souvent des Fleurs et des Fruits, et de beaux endroits pleins de Pâturages ; il y a parmi les Bois de l'Ebenne, des Cèdres, du Bois rouge, et d'autre Bois rempli de Veines, qui sont très beaux à travailler en Menuiserie, il y en a aussi de fort propre pour la Charpante, et pour faire des planches, de manière que l'on y peut facilement bâtir des Maisons et même des Vaisseaux, quoique quelques-uns disent que le Bois en est trop pesant, pour ce qui est des Maisons on les peut aussi aisément couvrir que bâtir, car il y a des arbres qu'on appelle Estagnier, qui est une espèce de Palmier, dont les feuilles sont si grandes et si larges que deux hommes peuvent aisément se mettre dessous à l'abry de la pluye, et avec un peu d'industrie, l'on pourroit, en couvrir fort proprement les maisons ; il y a plusieurs sortes de ces Palmiers dont quelques-uns ont un fruit qu'on trouve assez bon, il y a aussi des Arbres qui distillent le Benjouin qui est une résine assez précieuse et d'une très bonne odeur ; et une espèce de Figuier Sauvage dont l'écorce peut servir à faire de la corde étant fort souple et liante, ce Bois a cela de particulier que quand il est sec, il s'allume étant froté l'un contre l'autre.

Ces Bois n'empêchent pourtant pas que le Païs ne soit fort aisé à défricher et à cultiver, les montagnes mêmes y sont habitables, hors une qui est vers le bout Méridional de l'Isle qui a brülé autrefois, et autour de laquelle les Bois sont presque tous consommez et le Païs aride.

Par tout ailleurs, la Terre y est généralement bonne, et tout ce qu'on y a planté et semé jusques ici, y est fort bien venu, et a produit abondamment sans avoir pris beaucoup de peine à le cultiver ; et l'on est convaincu, par Expérience, que la Vigne et le Bled y réüssissent bien aussi : et comme il y a peu d'Hivers qui soient sensibles, l'on y peut faire plusieurs récoltes : et il y a des grains que l'on peut semer et recueillir jusques à deux ou trois fois dans une année, et particulièrement le Bled de Turquie ou gros Mil, et le Ris : l'Orge et l'Avoine y viennent aussi fort bien, et l'on ne fait point de doute que tous les autres grains de l'Europe n'y viennent aussi en abondance.

Il y a des Fèves comme celles du Brésil, qui rapportent sept ans sans replanter ; elles sont aussi bonnes que les grosses Fèves d'Europe, il y en a aussi de petites qu'on appelle des Antaques, dont la plante se conserve aussi sept ans, il y en a encore de couleur blanche, jaune et rouge : les Haricots y viennent comme en Europe, il y en a d'une autre façon qui ont la cosse longue d'un pied, et dont les fèves qui sont dedans ont le même goût, leur cosse se peut manger quand elle est verte : il y en a encore d'une autre sorte qu'on nomme ambricque, dans la cosse desquelles il y a des petits pois jaunes et verts qui sont très bons.

Les racines blanches y viennent grosses comme la cuisse, mais aussi demeurent-elles neuf mois dans la terre, il y en a d'une autre sorte qu'on appelle des Cambares, qui sont grosses comme les deux poings, elles approchent fort du goût du pain, quand elles sont cuites au four, ou sous la cendre ; mais l'on n'en peut faire qu'une récolte par an ; Le Songe, ou choux Caraïbe est une racine grosse comme les précédentes, et qu'on mange aussi cuite au four, les patates y viennent de différentes grosseurs, quelques-unes sont comme des reforts, elles approchent du goût de la chataigne, mais elles sont un peu plus sucrées, l'on en peut faire plusieurs récoltes par an, sans les replanter, il y a encore d'autres petites racines nommées oumines qui sont excellentes à la soupe et en fricassée ; toutes ces racines se multiplient des morceaux que l'on a coupé et qui retombent en terre, ou par le moyen des rejettons, il y en a même, comme les patates, qui se plantent du bois et des feuilles qu'elles poussent hors de terre.

Il y croît des citrouilles faites comme des potirons, mais beaucoup meilleures, les melons d'eau y viennent aussi fort bien, sont bons et rafraichissans, ils ont l'écorce verte et la chair rouge comme du sang ; il y a aussi de véritables melons et des concombres comme en Europe, ceux des Indes y viennent gros comme la cuisse.

Tous les légumes y viennent fort bien : il y en a pourtant quelques-uns dont on n'a point fait encore d'expérience, comme des choux fleurs et quelques autres ; mais pour les navets, les carottes, les choux pommez, les choux verts, les choux cabus et les choux de Milan, les bettes blanches, les raves, les épinars, les laitües pommées, les laitües Romaines, la chicorée blanche, douce et amère, l'ail, l'oignon et les eschalottes, tout cela y vient parfaitement bien, le pourpier y croît abondamment sans semer. L'on peut manger de ces légumes presque tous les mois de l'année et il n'y a point de doute que tous les autres n'y viennent aussi fort bien, quand on y en portera de la graine.
Le Gibier y est par tout en abondance et si peu effarouché que l'on n'a presque point de peine à le prendre ; il y a aussi dans les bois des beufs et des vaches, et tant de cochons et de cabris, qu'on en rencontre quelquefois des troupeaux de deux ou trois cens ensemble ; la chair de ces animaux est très délicate et particulièrement celle des cochons.

Entre une infinité d'Oiseaux de différentes espèces qui se trouvent en cette Isle, les meilleures sont ceux que l'on appelle Solitaires, parce qu'ils sont ordinairement seuls, ils sont aussi gros qu'un Oye, et ont le plumage bleu, excepté les extrémitez des ailes et de la queuë qui sont noires, et où il y a des plumes, aprochantes de celles d'autruche ; ils ont le col long et le bec fait comme celui d'une bécasse, mais plus gros, et les jambes et les pieds comme un poulet d'Inde, ils se prennent à la course ne pouvant presque voler à cause de leur graisse, il y en a aussi d'autres qui sont tous bleus, et qui ont le bec et les pieds rouges, ceux-ci ne vollent point du tout, mais ils courent si vite que les chiens ont peine à les prendre à la course.

Il y a plusieurs sortes de pigeons sauvages, les uns ont le plumage couleur d'ardoize, et les autres d'un rouge roussâtre, et sont un peu plus gros que les pigeons d'Europe et ont les yeux bordez de couleur de feu comme les Faisans. Ils sont si gras en certaine saison qu'on ne leur void point le croupion, et toujours très bons et en abondance ; pour les Ramiers, ils sont faits comme ceux d'Europe aussi bien que les Tourterelles.

Les Perdrix y sont grises, et ne sont pas plus grosses que des cailles, on les prend aussi quelquefois à la course.
Les Bécasses, les Râles de bois, les Merles et les Grives sont comme en Europe.
Les Hupes ont un bouquet blanc sur la tête, et un chaperon noir, et le reste du plumage blanc et gris, le bec fort gros et les pieds comme un Oiseau de rapine, elles sont un peu moins grosses que les pigeons, mais on prétend qu'elles sont meilleures principalement quand elles sont grasses.
Les perroquets gris valent bien aussi les pigeonneaux, mais on ne mange guère des autres quoi qu'il y en aye de toutes les espèces et de toutes les couleurs.
On y trouve aussi des aigrettes blanches et grises.

Les chauves-souris y sont d'une grosseur extraordinaire, et d'une figure assez dégoûtante, quelques uns en mangent pourtant.

Il y a trois sortes d'Oiseaux de rapine qui font une grande destruction, même de cochons et de cabris, dont ils emportent les petits, quand ils les peuvent attraper, il y en a même de si familiers, qu'ils viennent jusques parmi les gens prendre ce qu'ils rencontrent, les plus forts sont gros comme des Chapons, et ne valent pas moins au pot, mais on n'en mange point à cause de la grande quantité de gibier qu'il y a d'ailleurs, car il y en a encore de bien des sortes qu'il serait ennuyeux de rapporter ici, toutefois il faut dire un mot des Oiseaux des Rivières, qui ne sont pas à mépriser.

Les meilleurs sont ceux que quelques-uns appellent des Géans, parce qu'ils sont hauts comme des hommes à cause de l'extrême longueur de leur cols et de leurs jambes, ils ont le corps comme une oye, le plumage blanc, et noir au bout des ailes, la chair en est rouge et fort délicate, il y a des Oyes et des Canards sauvages, mais ils sont un peu plus petits qu'en Europe, du reste ils sont faits de même et aussi bons. Les poulles d'eau y sont aussi grosses que les poulles ordinaires, elles sont toutes noires, à l'exception d'une grosse crête blanche qu'elles ont sur la tête, il y a aussi des butors gros comme des chapons et assez bons à manger, ils ont le plumage gris taché de blanc à chaque plume, le col, le bec et les pieds comme un héron, et le reste comme un poulet d'Inde.

Tous les oyseaux de rivière aussi bien que les solitaires, les perdrix et les oyseaux bleus ne quittent point le plat païs, mais tous les autres vont nicher à la montagne en certaine saison, d'où ils reviennent extrêmement gras et particulièrement les moineaux qui sont en grand nombre, ils sont faits comme ceux d'Europe, mais ils ont cela de particulier que quand les mâles sont en amour, ils ont la gorge, la tête et les ailes couleur de feu.

On n'a point encore essayé de planter dans cette Isle les arbres fruitiers qui viennent communément en Europe, mais on ne doute point qu'ils n'y réussissent fort bien, la terre jusques ici, n'ayant point encore en rien paru ingrate, et au contraire elle donne même libéralement ce qu'on n'a point planté, car plusieurs bons fruits y viennent naturellement, comme sont les bananes, qu'on appelle autrement figues d'Adam, dont l'arbre qui les porte meurt tous les ans et se reproduit par ses rejettons, il porte des feuilles de près de deux aunes de long et d'un pied ou deux de large. Il commence à jetter son fruit par un gros bouton de fleur rouge au bout duquel est le fruit, il en vient ordinairement une centaine à la tige, il a environ un demi pied de long et presque aussi gros que le poignet de l'homme, il y vient encore d'autres figues qui sont plus petites, quoique de même nature, mais elles sont meilleures et plus sucrées.
L'ananas que tout le monde connoit pour un des meilleurs fruits, est encore meilleure là qu'ailleurs, parce qu'il n'y fait point de mal, quoiqu'il en fasse quelquefois dans les autres païs.

L'acajou y vient sur un arbre fait comme un prunier, ce fruit est gros comme une pomme ayant son noyau par dehors vers la queüe.
Il y a aussi des Citrons doux et aigres et des Oranges de tous ordres, même d'une façon toute particulière, elles sont fort petites mais meilleures que celles de la Chine et de Portugal, il y a encore plusieurs autres fruits sauvages qui sont aussi passablement bons.

Le Tabac y croît aussi fort aisément et est estimé par ceux qui le connoissent, l'on trouve aussi dans les bois de l'esquine et de l'aloës, et les meilleurs capillaires du monde, du miel en quantité, et de l'émery sur le bord des rivières, le Sucre, l'Indigo, et le coton y viennent aussi, et bien d'autres choses qui peuvent être profitables, et qui seroient trop longues à décrire ; mais qui étant utilement employées pourroient devenir considérables et rendroient cette isle la meilleure du monde.

Il est vrai que quelques-uns ont regardé comme une grande incommodité une tempête qui y arrive presque tous les ans ; et qui, parce qu'elle y vient ordinairement dans un certain tems comme font les houragans de l'Amérique, a été par quelques-uns appelé du même nom, mais il s'en faut bien qu'il ne soit de la violence de ceux qu'on ressent en ce païs-là, puisqu'il n'empêche pas les arbres de porter des fruits et des fleurs toute l'année, comme on l'a déjà remarqué, ce qui est fort différent des effets que font les houragans de l'Amérique qui abattent non seulement les fruits, mais déracinent quelquefois les arbres : et si les Colonies qui sont en ce païs-là si considérables, et qui composent aujourd'hui non seulement des Villes, mais même de grandes provinces, n'ont pas laissé de passer par-dessus cette incommodité, et de trouver qu'elle n'est pas à balancer avec les avantages qu'on y rencontre, on peut bien croire que cela ne doit pas entrer ici pour une grande considération, sur tout si l'on remarque que la différence y est notable en toutes choses ; Quoi qu'il en soit, on est bienheureux d'en être quitte pour vingt-quatre heures de mauvais tems contre lequel on peut prendre encore des précautions sçachant à peu près quand il doit arriver, et d'être seur du beau temps tout le reste de l'année : je ne sçai si les tempêtes qui arrivent quelquefois en Europe sont moins à craindre que celle-là, car on en a vû et même depuis peu, produire des effets aussi violens que ce qui arrive à l'Amérique, et ce qu'elles ont de pire c'est qu'on n'est point averti de leur venuë.

On met encore au rang des incommoditez le grand nombre de moineaux qu'il y a et qui ordinairement quittent les bois dans une certaine saison de l'année pour venir habiter dans la plaine, où l'on prétend qu'ils détruiront une partie des grains qu'on y semera, et effectivement cela pourra arriver dans les commencemens, mais on ne doute point qu'on n'y apporte aisément du remède, et quand il y aura beaucoup de monde, ces oyseaux deviendront bien plus sauvages et s'éclairciront par la chasse qu'on leur fera.

Il y vient aussi quelquefois des chenilles dans un certain temps, et ceux qui ont éprouvé ailleurs les incommoditez de ces animaux, comme cela n'est pas rare, conviennent qu'il serait à souhaitter qu'il n'y en eût point, aussi bien que de certaines mouches qui y sont six mois de l'année, et qui s'attachent à la viande morte et la corrompent aisément par les vers qu'elles font dessus, si l'on ne prend la précaution de les empêcher.

Si ces deux ou trois derniers articles font de la peine à quelques-uns, on doit considérer qu'il n'y a point de païs qui soit absolument exemt de ces incommoditez et qu'au contraire celui-ci l'est de plusieurs qui se rencontrent par tout ailleurs : comme sont par exemple les bêtes et les fruits venimeux et les rats et les souris qui ne se trouvent point dans cette Isle. Enfin toutes les commoditez et les agréments de la vie que l'on peut raisonnablement souhaiter, et qui se trouvent rarement tout ensemble en un même lieu, se rencontrent ici, et la santé que l'on possède dans cette Isle, de l'aveu général de tous ceux qui la connoissent, est un article si considérable qui seroit capable de faire surmonter bien des difficultez s'il y en avoit, et d'y attirer des lieux même les plus éloignez ceux qui savent que la santé est un des plus grands biens de ce Monde, et sans lequel la vie quoi que d'ailleurs pleine de prospéritez serait ennuyeuse.