DIVISIONS TERRITORIALES EN FRANCE en 1789 par A. BRETTE

SOMMAIRE

LES LIMITES DE LA FRANCE

Les limites incertaines du royaume de France. - Lignes séparatrices des pays hors frontières. - Les anciens géographes: l'abbé de Longuerue, Expilly, etc. - Frontières du nord-est. - Le pays d'entre Sambre-et-Meuse et Outre-Meuse-Gallo-Liégeois. - Le duché de Bouillon. - Les bailliages des Évêchés. - L'Alsace. - Qu'est-ce qu'une terre souveraine? - Princes allemands possessionnés en France. - Où finissait la terre française? - Le royaume de Navarre. - Les Béarnais. - Frontières d'Espagne et de France.

De toutes les questions qui se rattachent à l'administration de l'ancien régime à son déclin, il n'en est peut-être pas une seule qui, plus manifestement que celle des limites et des divisions territoriales, montre la persistance des idées fausses à demeurer, à se répandre, par la persistance aussi des auteurs à dédaigner, par méthode simplificative, les sources authentiques, pour se fier, sans contrôle, aux travaux de leurs devanciers.

Les causes de ce désordre sont lointaines. Dans les anciens temps, la préoccupation des délimitations précises d'un territoire n'existait pas et le pouvoir ne cherchait pas, dans les actes publics, à déterminer exactement le nombre et l'étendue des ressorts administratifs, judiciaires, militaires, etc., qui se partageaient le territoire. L'invention de l'imprimerie bouleversa ces usages: on voulut savoir. Non seulement par le prodigieux essor donné à la lecture, la curiosité publique s'était éveillée, mais encore il fallut apprendre aux enfants en quel pays ils étaient appelés à vivre, quelles étaient les institutions du royaume, ses divisions, ses limites. Le pouvoir royal, cependant, ne modifia pas sa manière de faire, et il continua à pourvoir ses officiers de justice ou d'administration d'emplois à exercer dans les territoires qui n'étaient jamais nettement délimités. Quand les officiers des bailliages durent, en 1789, procéder aux actes de la convocation des états généraux, ils ignoraient, pour la plupart, l'étendue de leurs ressorts. Les uns se basèrent, pour ce ressort, sur les renseignements contenus dans les Dictionnaires géographiques d'Expilly, de Lamartinière, etc.; les autres eurent recours aux procès-verbaux de rédaction ou de réforme des Coutumes. Le lieutenant général de Sens invoque "la liste des villages de son bailliage publiée dans l'Almanach de Sens". Les auteurs, sollicités à la fois par leur intérêt et par les demandes du public, publièrent des livres, des atlas, où l'on voit un royaume admirablement divisé soit en gouvernements généraux dont personne ne connaissait les limites, soit en imaginaires provinces. Il fallait que "le plus bel ordre régnât au royaume de France" et le soupçonneux pouvoir n'eût pas permis que cette règle nécessaire fût violée dans les ouvrages publiés.

Ce sont, cependant, ces ouvrages entrepris et conçus contre toute vérité, contre toute possibilité même d'exactitude, qui ont servi pendant longtemps à l'instruction générale; ce sont eux encore qui, par la tradition persistante, répandent des erreurs sans nombre, aussi bien sur les divisions anciennes de la France que sur ses limites.

Une curieuse observation frappe tout d'abord l'observateur, même superficiel, de l'état de la France à la fin de l'ancien régime. Si l'on considère les cartes innombrables qui ont été publiées, autrefois et aujourd'hui, on ne doute point que le royaume de France n'eût alors des limites aussi précises que celles établies de nos jours. Lorsque, au contraire, on examine cette affaire, non plus sur les oeuvres si souvent fantaisistes (nous le verrons plus loin) des cartographes, mais sur des documents authentiques, on arrive à des conclusions tout opposées: sauf, bien entendu, dans le cas des limites naturelles irréductibles, comme la mer, sauf encore sur quelques points où, par suite de circonstances exceptionnelles, le doute n'est pas permis: le royaume de France n'avait pas, en 1789, de limites exactes, définies. Bien plus, l'organisation de la propriété foncière, au sens ancien du mot, était telle, son partage par la superposition des droits seigneuriaux, féodaux, régaliens, souverains, etc., était de telle sorte, que l'établissement, sur un pareil domaine, de limites exactes, définies, eût été, quoi que l'on fit, sauf une révolution, impossible.

Un point marque d'ailleurs la différence des temps et des institutions: le doute qui subsiste sur les droits souverains du roi de France au point de vue territorial.

Quelle idée le pouvoir royal lui-même se faisait-il de l'étendue du royaume? Les rois de France, anciennement, n'étaient jamais bien fixés sur les limites de leur royaume. Dans les cas embarrassants, ils prescrivaient des enquêtes. C'est ainsi que, par des lettres royales des 24 octobre et 21 décembre 1315, nous voyons que Louis X "prescrivit une enquête sur les limites du royaume de France aux environs de Tournay". Louis XI se plaçait à un autre point de vue; pour percevoir avec plus d'ampleur le droit d'aubaine, il déclarait que son royaume avait pour limites les Alpes et le Rhin. La preuve s'en trouve dans un curieux incident: un échevin de Lyon, Pierre de Villars, ayant été enlevé et transporté à Vienne, à la requête du procureur du roi et du maître des ports qui prétendaient lever à Lyon le droit d'aubaine, alors que la ville en avait obtenu l'abolition, Pierre de Villars présenta, le 3 avril 1482, ses doléances au consulat: "Et quand le procureur du roi, lit-on au registre consulaire, voudrait poursuivre droit d'aubenage contre ceux de Savoie et de Bourgogne, il ferait contre les droits royaux, car le roi a voulu et veut toujours soutenir et maintenir que le royaume s'étend, d'une part, jusques és Alpes, où est enclos le pays de Savoie, et jusques au Rhin, où est enclos le pays de Bourgogne, et ainsi serait contre les droits royaux", etc.

L'idée des limites n'était pas beaucoup plus précise dans les dernières années de l'ancien régime. Dans l'Édit de décembre 1770 (enregistré au lit de justice) "qui défend au parlement de se servir des termes d'unité, d'indivisibilité et de classe", on lit: "Cette nouveauté... subsiste encore dans nos autres parlements... comme si nos cours pouvaient oublier que plusieurs d'entre elles existent dans des provinces qui ne faisaient point partie de notre royaume, mais qui nous appartiennent à des titres particuliers." Ainsi, en 1770, le pouvoir royal opposait au royaume de France des provinces appartenant au roi "à des titres particuliers". On pouvait bien sans doute, au temps de Commines encore, établir une distinction entre le royaume et le domaine du roi; mais le domaine de la couronne s'était dénaturé; il était, en 1770, si profondément confondu avec le royaume de France qu'il serait impossible de distinguer l'un de l'autre. Le domaine de la couronne n'était plus composé, en réalité, que de droits réels, de terres et de biens féodaux, fiefs, seigneuries, etc. , morcelés à l'infini, se renouvelant sans cesse, soit par des cessions, soit par des acquisitions. Les droits domaniaux de tout genre ne pouvaient en être séparés. En certains pays, les propriétés domaniales étaient confondues avec les patrimoniales de manière à ne pouvoir être reconnues. En d'autres pays, les seuls domaines du roi étaient formés de droits sur la consommation. Le roi lui-même ne connaissait pas très bien la consistance de ce domaine, puisque, dans un Arrêt du Conseil d'État du roi du 14 janvier 1781, on lit: "Sa Majesté procure au domaine de la couronne un avantage d'une grande importance en rassemblant des connaissances certaines sur les terres et seigneuries qui le composent." Ces terres et seigneuries, ou leur ensemble, ne pouvaient, en tous cas, être délimitées comme une frontière actuelle.

L'indivision de souveraineté était une situation légale, reconnue: "La convention d'échange, conclue le 1er juillet 1778, entre nous... et l'électeur de Trèves, pour faire cesser l'indivision de souveraineté et de juridiction qui appartenait en commun à notre couronne dans le pays de Merzig et Saargau, nous ayant fait passer toute la partie dudit pays située à la rive gauche de la Sarre...", etc. (Archives des Affaires étrangères. Fonds France, n° 1657, p. 392.) Les Archives de la Moselle conservent, sous la cote C, 48, un dossier de 1738 relatif à une contestation survenue entre l'électorat de Trèves et le duché de Lorraine "sur le projet formé par Michel Scheil de construire une maison sur un terrain dont la souveraineté est commune aux deux pays". Le duc des Deux-Ponts exerçait ses droits de souverain "sur six sujets serfs qu'il avait à Fénestrange". (Pièce de 1753. Archives de la Moselle, C, 52.)

La difficulté est donc grande de reconnaître ce que l'on peut entendre aujourd'hui par droits souverains du roi de France, puisque le pouvoir royal lui-même était conduit, par les circonstances, à des prétentions, à des affirmations contredites par les faits.

S'il ne s'agissait que d'une définition générale des droits du souverain tels qu'on les entendait sous la monarchie absolue, il nous suffirait de dire, avec Ferrières, que le mot souverain "s'applique aux rois et princes qui n'ont personne au-dessus d'eux" et qui "n'ont aucun supérieur que Dieu seul, c'est-à-dire qu'ils n'en ont point sur la terre ni pour la monnaie, ni pour la juridiction". L'énumération des droits souverains autres que la monnaie et la juridiction tient, chez les auteurs spéciaux, une grande place, mais nous avons surtout à rechercher les droits étroits, si l'on peut dire, du souverain: abandon au profit de certains seigneurs des droits de juridiction au point qu'il est impossible de savoir exactement ce qu'est une justice royale en 1789; abandon de droits régaliens par traités réguliers, au profit de Princes français ou étrangers, des impôts (la taille même) perçus en France par des étrangers, etc.

Le sujet à traiter en son entier serait immense. Nous nous bornerons à montrer, par des exemples, l'impossibilité de fixer, en 1789, les limites de la France, au sens que l'on applique aujourd'hui au mot "frontières". Nous utiliserons particulièrement dans cette vue: 1° les papiers de la convocation des États généraux, surtout les procès-verbaux des assemblées électorales qui donnent la liste des paroisses composant le bailliage; ces procès-verbaux sont d'un tel prix, au point de vue des ressorts, qu'il faut remonter jusqu'aux procès-verbaux de rédaction ou de réforme des coutumes pour rencontrer des documents équivalents; la convocation étant un acte de l'administration judiciaire, l'authenticité de ces actes et des pièces annexes est, par suite, indiscutable; 2° les traités de limites conclus, dans les trente dernières années de l'ancien régime, entre le roi de France et les princes étrangers.

Cette affaire de l'exactitude et de la précision des limites d'un territoire ne se posait pas évidemment au temps passé comme aujourd'hui. Le roi accordait souvent "aux princes de son sang" des apanages dont il ne connaissait ni l'importance ni même, ce qui paraît invraisemblable, la situation géographique. Aux difficultés, sinon aux impossibilités d'exécution matérielle, s'ajoutaient des habitudes de laisser aller, de laisser faire dans le désordre que nous ne pouvons sainement apprécier avec nos vues actuelles. Tant d'abus de tout genre déshonoraient l'administration publique qu'une question comme celle-là, primordiale pour nous, eût été considérée comme d'ordre secondaire et les préoccupations publiques n'eussent point permis qu'on s'y arrêtât.

Et, de fait, aucun des géographes écrivains d'autrefois ne l'a traitée. Nous ne parlerons pas de l'abbé de Longuerue, qui, nous raconte le marquis d'Argenson, écrivit de mémoire, à la suite d'une gageure, son énorme Description de France, qui devait être si largement utilisée par ses successeurs; mais ni Saugrain, ni Robert de Hesseln, dans leur Dictionnaire universel de la France, ne s'en sont occupés. Expilly lui-même ne l'a pas traitée dans son grand Dictionnaire des Gaules et de la France, bien qu'il ait consacré, au mot France, 160 pages de son tome III et, au mot Forces de la France, une part considérable. Le Répertoire universel de Guyot contient au mot limites un article dans lequel l'auteur s'est borné à rappeler les traités de limites signés de 1760 à 1789 que nous allons examiner, en nous arrêtant seulement à quelques territoires indécis et aux enclaves extérieures.

Lorsque, quittant la mer du Nord, on suivait les frontières qui séparaient la France des Pays bas autrichiens et des terres de l'Évêché de Liège, la première enclave extérieure que l'on rencontrait était formée des villages de Barbemon, Erpion, Reulies, Bossu-les-Walcourt, qui, convoqués en 1789 à la prévôté de Maubeuge, secondaire du Quesnoy, y envoyèrent des députés. Les limites de la France sur ce territoire seraient à peu près impossibles à déterminer. Certains villages étaient mi-partie France et Empire: "Waton. Une partie de ce village a été cédée à la France par le traité d'échange." (État des villes de l'Intendance de Flandre, Bibl. nat., Lk2/706, in-fol.) "Emmerin, village de la subdélégation de Lille qui forme une paroisse. Il y a une partie du village qui relève de l'Empire." (Id.) Le roi avait, en 1772, "cédé au prince évêque de Liège la souveraineté de 200 bonniers de terre dépendant du village de Bossu-les-Walcourt".

On rencontrait ensuite un grand territoire non moins difficile à délimiter; il comprenait les cinq villes de Givet, Philippeville, Marienbourg, Fumay et Revin. On disait quelquefois, par abréviation: le pays des cinq villes; son titre exact était: pays d'entre Sambre et Meuse-Outre-Meuse-Gallo-Liégeois, alias Galle-Liégeois. Ce pays, ignoré de tous nos géographes, avait son unité. Les habitants protestaient, en 1789, contre la réunion faite l'année précédente aux États du Hainaut, attendu qu'ils avaient "passé à la France avec leurs droits, privilèges et usages". Ils formaient, à les entendre, une province. Marienbourg, avec le village de Frasnes, et Philippeville, avec Jamaigne, formaient deux enclaves extérieures; ces deux villes fortes avaient été cédées à la France par le traité des Pyrénées; les traités de 1815 les lui enlevèrent. Les groupements formés autour des trois autres villes, Givet, Fumay et Revin, formaient aussi des enclaves extérieures, mais des points de jonction déterminés par les traités permettaient des communications soit entre elles, soit entre elles et le royaume. Ces territoires étaient contestés, non dans leur ensemble, mais sur certains points, à la fois par le prince évêque de Liège, par le duc de Bouillon, par le roi de France et par l'Autriche. Le traité du 24 mai 1772, déjà cité, devait fixer les limites de l'État de Liège et de la France, mais les termes mêmes du traité montrent l'impossibilité de reconnaître les limites exactes. On y lit, par exemple: "La limite ainsi formée... sera continuée par le fil de l'eau de la Meuse entre le dit territoire de Heer-Liège et celui d'Agimont-France", passage qui serait très clair, si, dans un article séparé joint in fine au traité, on ne lisait encore: "Le roi consent à céder au prince évêque... sur la rive gauche, une langue de terre du territoire d'Agimont à prendre le long de la Meuse, sur 20 à 40 toises de profondeur pour aller joindre le territoire d'Hermelon." Les protestations respectives du duc de Bouillon et du prince évêque de Liège, à propos de leurs droits sur la baronnie d'Hierges, ajoutent encore aux obscurités quant aux limites. Si, enfin, on jette les yeux sur un plan manuscrit de la terre d'Agimont, conservé aux Archives nationales, on remarque que les terres possédées par l'Autriche, le duc de Bouillon, le prince évêque de Liège et la France forment là un enchevêtrement inextricable, comparable au morcellement actuel de la propriété foncière dans la banlieue de Paris.

La région que l'on rencontrait ensuite, en reprenant le cours des frontières, était le duché souverain de Bouillon, "Cette principauté, lit-on dans le Répertoire de Guyot, est absolument indépendante de la France et de l'Empire et de tout autre souverain. Elle est seulement sous la protection du roi qui a, dans le château de Bouillon, une garnison. Le gouverneur du château pour le roi n'a aucun commandement dans la principauté; il a seulement un corps de garde à une des portes de la ville. M. le duc de Bouillon a, de l'autre côté de la même porte, un corps de garde de ses troupes et à ses ordres...", etc. La situation, toutefois, était depuis longtemps mal définie. Nous n'avons pas à rappeler les curieuses pages que Saint-Simon a consacrées aux droits de souveraineté qu'il contestait au duc de Bouillon. Plus près de nous, on voit que les contemporains la jugeaient d'une manière très variable. Robert de Hesseln, dans son Dictionnaire universel de la France, publié en 1771, consacre une notice à Bouillon, "jolie petite ville, écrit-il, gouvernement de place dépendant du gouvernement général de Metz et du pays messin, de Verdun et du Verdunois... située dans le pays de Luxembourg... ", etc. (t. 1, p. 106). L'abbé Expilly a, de même, dans son Dictionnaire des Gaules et de la France, une notice sur Bouillon, "jolie petite ville de France, au duché du même nom, dans le pays de Luxembourg". Il nous paraîtrait bien, à nous, que Bouillon ne pouvait pas être à la fois en France et dans le Luxembourg. Brion de la Tour, dans son atlas publié en 1789, met nettement Bouillon en France. Le duché de Bouillon demeura, en 1789, entièrement en dehors de la convocation; on remarquc seulement un petit territoire contesté, sur les confins, formé des villages de Doban et des Hayons, qui fut convoqué à Sedan et y fit défaut. Le procès-verbal de Sedan constate que ces deux villages "sont en contestation depuis un siècle pour la souveraineté entre Sa Majesté et le duc de Bouillon" (Arch. nat., Ba, 78). Le décret des 23-28 juillet 1791, concernant le village des Hayons, contient cette phrase: "Sans rien préjuger relativement à la souveraineté sur ledit village."

Un autre détail est à relever dans les papiers de la convocation des États généraux: Le maire de Donchery, nommé Colloz, élu député à l'assemblée du bailliage de Reims, fut exclu de cette assemblée comme étant étranger. Il était né à Bouillon et il protesta contre cette exclusion "en raison du droit de regnicoles dont jouissent les habitants du duché de Bouillon". Voici, d'autre part, la définition du mot regnicole donnée par Guyot: "Ce mot se dit de celui qui est né sujet du roi et qui est censé avoir son domicile dans le royaume. La qualité de regnicole est opposée à celle d'aubain ou d'étranger." Le duc de Bouillon pouvait ainsi être souverain d'une terre dont les habitants étaient sujets du roi de France. La situation ambiguë du duché de Bouillon se remarque encore sur la carte de Cassini où des lignes brisées, entourant quelques enclaves portant le mot Bouillon, ne semblent avoir été placées là que pour mieux dénoncer les incertitudes; elle ressort encore des décisions prises par les assemblées françaises: le 11 août 1790, l'Assemblée nationale décide que "les décrets prohibitifs de l'exportation des grains ne seront point applicables au duché de Bouillon". Le 8 janvier 1793, la Convention prit une mesure semblable. La loi du 4 brumaire an IV (26 octobre 1795) réunit enfin à la France "le ci-devant duché de Bouillon". Une décision aussi formelle suffirait seule, semble-t-il, à établir que le duché de Bouillon n'était pas antérieurement en France; il ne faut pas oublier, cependant, que cette affaire de réunion au royaume n'était pas aussi simple qu'on le croit généralement. En 1789, la Corse semblait bien réunie au royaume depuis plus de vingt ans; la convocation des états généraux s'y fit comme sur tous les points du territoire français et, cependant, la Constituante dut rendre, le 30 novembre 1789, un décret "portant que l'île de Corse fait partie de l'empire français et que ses habitants seront régis par la même constitution que les autres Français".

Les bailliages que l'on rencontrait après le duché de Bouillon, en suivant la frontière, Carignan, Longuyon, Longwy, Villers-la-Montagne, ne s'éloignaient pas sensiblement des limites de la France avant 1870; il faut excepter, cependant, le bailliage de Montmédy auquel étaient rattachés les villages, situés hors frontières, de Gerouville et de Sommethonne. Sur ce point, on ne voit sur la carte de Cassini (feuille 109) aucune trace de limites.

Le bailliage de Thionville présente cette particularité d'une enclave très éloignée, formée des villages de Fremersdorf et de Siersdorf, située sur les confins extrêmes du bailliage de Bouzonville, hors frontières, du côté du Palatinat. L'État de population de la généralité de Metz contient, au bailliage de Thionville, les notes suivantes: au nom de Bousse: "Les trois quarts au moins du village ont été cédés à l'Impératrice, reine de Hongrie"; au nom de Frisange: "Presque toute cette paroisse fait partie du duché de Luxembourg"; au nom de Gandren: "Il y a quatre voueries de la province de Luxembourg; la maison et l'église paroisse (sic) sont sur cette partie"; au nom de Mondorff: "Il n'y a qu'une très petite partie de cette paroisse qui soit sous la souveraineté du roi, le surplus ayant été cédé à l'Impératrice, reine de Hongrie." (Arch. nat., D IV bis, 45.)

Dans le bailliage de Bouzonville, la situation était extrêmement confuse. La convention du 16 mai 1769 révèle d'une manière générale cette confusion; on y voit, en effet, des phrases comme celle-ci: "Le roi cède à l'impératrice, reine apostolique, ses droits et sa souveraineté sur le village de Nittel sur la Moselle... ainsi que sa portion dans toutes les possessions indivises arec le Luxembourg que S. M. le roi très chrétien possède au-dessous de Perl"; et plus loin: "Le roi cède... ses droits et ses prétentions sur les villages et lieux suivants", etc.

Les affaires de la convocation dans le bailliage de Bouzonville nous fournissent deux sources de renseignements précieux sur les limites du royaume. La première émane du règlement royal du 7 février 1789, "concernant la province de Lorraine et Barrois". Au nombre des bailliages qui y sont mentionnés comme devant réduire à Sarreguemines le nombre de leurs députés, on voit le "bailliage de Schambourg dans Bouzonville". Nous ne connaissons pas d'exemple d'un bailliage, ayant connaissance des cas royaux, coexistant dans une ville avec un autre bailliage. La bizarrerie de l'expression trahit l'embarras et l'ignorance du rédacteur. C'est par erreur, en effet, que ce bailliage de Schambourg figurait au règlement royal; une note du lieutenant général de Bouzonville nous apprend qu'il "avait passé, par suite d'échange, en 1768, sous la domination du duc des Deux-Ponts, excepté quelques chétifs villages qui ont été réunis au bailliage de Bouzonville". Aux confusions ainsi dénoncées s'ajoutent celles des termes mêmes du décret du 14 février 1793: "La partie inférieure du bailliage de Schambourg, dite le bas office, est réunie au territoire de la République et fait partie du département de la Moselle."

La seconde source de renseignements est un État des villes et hameaux du bailliage de Bouzonville, dressé en 1789 par le lieutenant général de ce bailliage, qui jette le jour le plus curieux sur la situation des paroisses frontières, presque toutes contestées, dans cette région, entre les Deux-Ponts, la France, l'évêque de Trèves, etc. Le bailliage de Bouzonville s'étendait, entre la Sarre et la Moselle, par des extensions hors frontières, jusqu'à Kirf et Nennig; une grande enclave se remarque même au delà de Wadern, formée de Kastel et de cinq hameaux ou villages voisins. La partie essentielle de cet État est celle consacrée à l'énumération des "villages et hameaux dont la justice se trouve mêlée avec les jurisdiciables (sic) du bailliage... ainsi que ceux dont la juridiction est en difficulté". Chaque nom est suivi d'une note explicative: à Beuren, on lit: "Son ban est indivis... on ne reconnaît pour Lorrains que les habitants qui ont leur domicile de l'autre côté du grand chemin qui le traverse, ceux de ce côté-ci étant Trévirois." - A Freistroff: "Il y a telle confusion dans ce village qu'on le prend pour une république." - A Kirf: "Village mixte avec Trèves... on n'a jamais pu distinguer les sujets du roi qui, à leur gré, se sont déclarés tantôt Lorrains, tantôt Trévirois." - Nous ne pouvons énumérer tous les villages mi-parties: des hameaux sis en France dépendaient de paroisses sises dans l'évêché de Trèves ou dans les terres de Nassau. Oberleucken était mi-partie lorrain et trévirois, "la partie lorraine séparée de la partie tréviroise par le ruisseau de la Leuck qui le traverse". C'est exactement la situation du village de Domrémy au temps de Jeanne d'Arc, et l'on sait quelles vaines querelles se sont élevées sur le point de savoir si elle était, du fait de son lieu de naissance, Champenoise ou Lorraine.

Le lieutenant général de Bouzonville, rédacteur autorisé de l'État que nous utilisons, nous donne encore des détails sur "les lieux obvenus de la Lorraine, par suite de l'échange fait par le prince de Nassau-Saarbruck, et qui n'ont été attribués à aucune juridiction...; ces villages reçus en contre-échange ont été donnés au sieur Richard, médecin des Petites écuries, avec érection d'une baronnie", et, détail qui montre combien étaient contestables les droits souverains du roi de France en ces régions, après la liste de ces villages on lit: "Les dits villages ont également leurs députés qui se sont présentés, mais le sieur Richard leur ayant dit de retourner chez eux, avant l'appel des députés, et ne s'y étant plus trouvés, il a été donné défaut contre eux." Ainsi, en 1789, la féodalité était là assez puissante pour faire que le maître véritable fût, non pas le roi au nom duquel l'ordre de comparution avait été régulièrement notifié, mais le médecin Richard.

Près de Bouzonville se rencontre un autre exemple de la bigarrure des ressorts de justice. Le bailliage de Sarrelouis tout entier, rattaché par le règlement royal du 7 février 1789 à "la province des Trois-Évêchés et du Clermontois", au titre de secondaire de Metz, se trouvait enclavé hors frontières, et sans aucun lien territorial avec cette province. Dans les papiers de la convocation, les noms des paroisses de cette région sont souvent suivis de cette mention: "Pour la partie France." Hellimer, Dalhain et d'autres paroisses du bailliage de Vic étaient dans ce cas.

Pour la Lorraine et le Barrois, les incertitudes des limites sont dénoncées par l'édit de Stanislas, roi de Pologne, duc de Lorraine et de Bar, etc., "portant suppression de tous les bailliages et prévôtés et création nouvelle de tribunaux de justice", du mois de juin 1751. Par une exception heureuse qui fait contraste avec les usages du pouvoir royal, cet édit contient un État des villes et villages qui doivent composer les nouveaux bailliages; or la note "pour ce qui est Lorraine", jointe à un grand nombre de localités, indique que ces localités étaient soit mi-parties, soit contestées, soit peut-être même alternatives avec les souverainetés voisines. Dans le village de Xousse (bailliage de Blamont), "la rue de Lorraine" était seule dans le ressort lorrain. D'après M. de Bouteiller, la paroisse de Teting, près de Faulquemont, était mi-partie Empire, Lorraine et Évêchés. "La Lorraine n'y avait qu'une maison dépendant de la communauté de Folschwiller". (Dictionnaire topographique de la Moselle, p. 256.) L'État de population de la généralité de Metz porte, au nom de Mondorff, cette note: "Il n'y a qu'une très petite partie de cetle paroisse qui soit sous la souveraineté du roi, le surplus ayant été cédé à l'Impératrice, reine de Hongrie." (Arch. nat., D IV bis, 45.)

Lorsque, après la mort de Stanislas, en 1766, la Lorraine et le Barrois furent définitivement réunis à la France, cette situation se modifia pour les localités mi-parties ou contestées avec les Évêchés, la Champagne, etc., mais elle demeura entière pour celles confinant aux souverainetés étrangères.

Avec l'Alsace, que nous rencontrons ensuite sur notre route, ce n'est pas l'incertitude sur quelques points limitrophes, c'est la confusion même, confusion dans les lignes frontières, confusion dans les droits du souverain. A propos des affaires de la baronnie de Seltz, le marquis d'Argenson écrivait: "Le roi s'est fait céder par différents traités la basse Alsace et il serait à souhaiter qu'on ne lui contestât plus rien jusques à la Queitch et à Landau. Les souverains d'Allemagne ont des façons fort abstraites de posséder des fiefs: sous prétexte de n'avoir que des droits régaliens, ils ont tout; la supériorité territoriale, le suprême domaine deviennent à rien." Les développements qui suivent seraient entièrement à citer. Les divers traités, en effet, qui, depuis celui de Munster du 24 octobre 1648, avaient eu pour objet de séparer l'Alsace de l'Empire et de la rattacher au royaume de France, les événements en particulier qui suivirent le traité de Nimègue, avaient créé, en Alsace, un état de choses qui ne peut être comparé à aucun autre: le roi avait été amené, en présence des constantes revendications des grands vassaux de ce pays, à faire l'abandon de la plupart de ses droits régaliens pour conserver ses droits, souvent nominaux, de souveraineté. On lit dans les instructions données, en 1758, à M. de Beauval, ministre plénipotentiaire près du duc des Deux-Ponts: "Une autre matière qui pourra occuper utilement le ministre plénipotentiaire du roi, c'est celle des limites; le duché des Deux-Ponts borde la frontière de l'Alsace et de la Lorraine sur une étendue assez considérable, et ce voisinage a donné lieu et donnera journellement naissance à quantité de discussions inséparables du mélange, de la confusion et de la communion de plusieurs territoires répandus sur cette frontière." L'Alsace présentait sur tous les points de semblables difficultés. En 1740, les instructions données au marquis de Tilly, ministre du roi à Mannheim, constatent que, "depuis que les traités de Munster et des Pyrénées ont assuré la possession de l'Alsace à Sa Majesté, il y a eu par rapport aux limites de cette province des différends avec le Palatinat qui n'ont pu, jusqu'à présent, être encore entièrement terminés". En 1759, la situation était encore la même. "La France, lit-on dans les instructions données alors à M. d'Alesme, n'a d'autre affaire personnelle avec la cour palatine que celles qui concernent les limites de la basse Alsace et les terres que l'électeur y possède. Le roi prétend la souveraineté et la cour de Mannheim emploie toutes sortes d'artifices pour se dispenser de la reconnaître. Le roi fonde ses droits sur le traité de Munster et sur le traité de Ryswik... En vertu de ces traités, le roi a soutenu constamment que 1'Alsace s'étendait jusqu'à la rivière de la Queitch puisque la ville de Landau, située sur cette rivière, faisant notoirement partie de cette province, la souveraineté de Sa Majesté doit nécessairement avoir les mêmes limites. La maison palatine a prétendu, au contraire, qu'ayant été pleinement rétablie dans tous ses droits par les mêmes traités de Westphalie et de Ryswik, elle devait conserver, par raison de ses terres en Alsace, la supériorité territoriale sous la Souveraineté de l'Empire. Les ménagements successifs que la cour de France a eus pour les princes palatins, pendant le cours de ce siècle, ont été cause qu'elle a souvent suspendu l'exercice de ses droits de souveraineté sur leurs terres situées dans cette province." Presque à la veille de la Révolution, on trouve dans des Lettres patentes de mai 1779 la "confirmation des droits et privilèges de la noblesse de la basse Alsace": "Le roi désirant traiter favorablement, y lit-on, ceux des seigneurs de cette province qui, possédant en pleine supériorité territoriale les bailliages, terres et seigneuries de leurs domaines, s'étaient soumis à son obéissance, voulut bien leur laisser une partie des droits régaliens dont ils jouissaient", etc.

Cette affaire de la supériorité territoriale se liait, pour certaines villes, à des privilèges spéciaux. On lit, par exemple, au Cahier de la ville de Shlestadt: "que le droit de supériorité territoriale étant une propriété des habitants de Shlestadt, ils demanderont à être continués dans cette jouissance en ce qui concerne particulièrement l'élection des officiers de judicature". - "Considérant, lit-on encore au Cahier de la ville de Colmar, que, depuis la réunion de la province à la Couronne, les Villes impériales n'ont conservé d'autres droits, de tous ceux dont elles jouissaient au XVIe siècle, que celui de la supériorité territoriale...", etc.

L'étude d'une situation aussi complexe ne peut être entreprise ici; nous indiquerons seulement celle qui résulte de la convocation des États généraux en Alsace. En raison même de ce partage des droits régaliens, il n'y avait pas, en Alsace, de bailliages royaux ou, pour autrement dire, de bailliages ayant connaissance des cas royaux. Le règlement royal du 7 février 1789, "attendu qu'en Alsace il n'y a point de baillis d'épée ni de bailliages qui aient la connaissance des cas royaux", ordonna que trois ressorts, assimilables aux bailliages, seraient créés, en réunissant deux par deux les six districts formés lors des assemblées provinciales; la ville de Strasbourg et la confédération des Dix villes impériales, connue aussi sous le nom de Grande préfecture d'Haguenau, devaient avoir des députations séparées. Les Dix villes impériales formaient-elles un État étranger, comme le soutenait, en 1789, l'ancien ministre de la guerre Montbarey? Questions insolubles avec des mots définis aujourd'hui, non définis autrefois.

Le district Haguenau- Wissembourg présentait, dans sa partie septentrionale, un enchevêtrement avec les terres étrangères plus grave encore que tous ceux signalés jusqu'ici. Landau était l'une des Dix villes impériales; elle constitua, à ce titre, pour la convocation, une enclave comprise dans un territoire plus étendu, complètement séparé de la France; ce territoire, formant enclave superposée, allait de Waldrohrbach à Dammheim; Landau envoya ses députés à l'assemblée des districts d'Haguenau-Wissembourg.

Au nord de Wissembourg (nous suivons ici les procès-verbaux d'Haguenau-Wissembourg), formant autour de l'enclave déjà décrite de Landau comme un demi-cercle, on voyait un territoire composé de près de 70 villes ou villages dont tout l'ensemble était en contestation. Le demi-cercle dont nous parlons confinait à l'Alsace sur toute la ligne Lauterbourg-Wissembourg, avec prolongement jusqu'à Oberstenbach (qui faisait partie des terres de Hesse-Darmstadt); les deux pointes de ce demi-cercle allaient jusqu'à Rutzheim à l'est et jusqu'à Hauenstein à l'ouest. Ces 70 villes et villages comparurent, par députés, en 1789, à l'assemblée d'Haguenau-Wissembourg; mais, dans des Remontrances adressées alors au garde des sceaux par l'officier faisant fonctions de procureur du roi, on voit que ces 70 villages "faisaient partie des bailliages de la basse Alsace qu'on appelle bailliages contestés qui prétendaient ne pouvoir être assujettis à aucunes charges autres que celles pour l'entretien des chaussées".

Pourrait-on, sur une carte générale, indiquer des limites à ces territoires?

L'Alsace était enfin, au point de vue des traites, comme la Lorraine, les Évêchés, le Labour, le pays de Gex, "une province à l'instar de l'étranger effectif". Cette situation spéciale aux traites avait néanmoins son contrecoup sur les droits souverains du roi.

Le plus frappant exemple des incertitudes de limites se rencontre de toute évidence dans l'ensemble des territoires frontières compris entre la Flandre et le Rhin; nos observations cependant pourraient trouver, sur d'autres points frontières, une confirmation.

De Lauterbourg à Huningue, le Rhin formait les limites du royaume et, de Huningue jusqu'à Delle, ces limites sont sensiblement celles de la France avant 1870. Mais, dans la seule haute Alsace, de grandes confusions de territoires peuvent être signalées. Mulhouse, par exemple, était, comme l'on sait, une ville libre; réunie aux Suisses en 1515, elle avait participé depuis lors aux alliances du corps helvétique avec le roi de France; son territoire réel était de peu d'étendue (deux lieues carrées); mais, conséquence de la situation de l'Alsace au point de vue des traites, elle était en relation directe avec l'étranger. Comment établir là des limites? Cette particularité est indiquée dans la convention du 22 septembre 1791: "La ville et république de Mulhouse ayant représenté au roi qu'étant placée pour ainsi dire au centre du département du Haut-Rhin elle se trouvait, par le reculement des barrières, à l'extrême frontière, privée de la communication libre avec l'étranger", etc., et le roi, "attendu qu'il est de la dignité française de ne pas entraver un petit État, ami, allié et enclavé dans la France", accorde des facilités spéciales pour le transit des marchandises.

Les réclamations des princes allemands possessionnés en Alsace, lorsque la Constituante eut supprimé les droits féodaux, apporteraient à ces recherches une précieuse contribution. Nous ne pouvons nous y arrêter longuement. Les droits de souveraineté du roi de France sont, dans ces Réclamations, constamment contestés. Leurs revendications se peuvent résumer ainsi: les traités de Westphalie et de Ryswick n'avaient concédé au roi de France que les droits appartenant à la maison d'Autriche et à l'Empire; or les droits régaliens des princes possessionnés n'avaient jamais été confondus avec ceux des anciens souverains, qui n'avaient pu céder ce qui ne leur appartenait pas; les rois de France avaient, d'ailleurs, sanctionné, à diverses reprises, la reconnaissance de ces droits distincts et séparés, donc ils devaient être respectés.

Dans des Observations présentées à la Constituante, en 1790, le landgrave de Hesse-Darmstadt, à propos de son comté de Hanau, résume ainsi ses prétentions: "L'article 87 du traité de Munster portait: "Le roi très chrétien sera tenu de maintenir les évêques de Strasbourg et de Bâle,... les comtes de Hanau, de Flekenstein, d'Oberstein et toute la noblesse de la basse Alsace, ensemble les Dix villes impériales... dans la même liberté et immédiateté envers l'empire dont ils avaient joui jusqu'alors, de manière que Sa Majesté ne pourra point prétendre sur eux de souveraineté royale (superioritas regia), mais devra se contenter des droits qui avaient appartenu à la maison d'Autriche..."; il est donc évident que la France a acquis la suprématie... mais qu'elle n'a pas acquis la souveraineté sur ces terres...", etc. Le rédacteur expose ensuite que "Louis XIV crut pouvoir terminer les discussions au moyen des fameux arrêts de réunion de la Chambre royale de Metz et du Conseil supérieur de Brisac, qui prononcèrent, en 1680 et 1681, la soumission absolue des États immédiats à la souveraineté du roi"; mais, après les longues guerres qui furent momentanément closes en 1697 par le traité de Ryswick, "Louis XIV fit déclarer, par ses plénipotentiaires au Congrès, qu'il consentait de faire révoquer entièrement tous les arrêts de réunion, et de remetlre les choses en tel et même élat qu'elles avaient été avant les dits arrêts; en conséquence de quoi, les ambassadeurs du roi produisirent une liste des réunions touchant l'empire que le roi consentait à rendre à leurs anciens souverains". Le comté de Hanau se trouvait dans ce cas, donc, etc.

Nous avons dit que le Rhin formait les limites de la France de Lauterbourg à Huningue; il ne faudrait pas croire cependant que là même aucune incertitude ne demeure: les nombreuses îles du grand fleuve pouvaient, en effet, être en contestation, mais le point le plus singulier à noter, c'est que d'inexplicables enclaves, sur la rive gauche du Rhin, étaient consenties par des traités. On en peut voir, à la veille même de la Révolution, dans un "Dossier relatif aux limites du Rhin et des îles" conservé aux Archives nationales (F60/5143). Ce dossier comprend la correspondance adressée au Ministre de la Guerre par le fondé de pouvoirs français (sa première lettre est du 13 février 1779) et des plans manuscrits extrêmement curieux pour l'étude que nous poursuivons. Le thalweg du Rhin n'est presque jamais suivi; le fait est d'autant plus aisé à constater que le mot thalweg et la ligne correspondante se relèvent, à distance variable des limites fixées, sur plusieurs cartes ou plans (voir les trois plans conservés dans le carton F60/53). Pour les emprises inexpliquées sur la terre d'Alsace, on les remarque sur plusieurs de ces plans revêtus de signatures authentiques, en particulier sur celui qui est intitulé: "Plan d'une partie du cours du Rhin pour faire connaître l'emplacement des bornes limitrophes entre la ville de Marckolsheim d'Alsace et les communautés de Jechtingen et Sasbach de Brisgau." (F60/52.)

Ces textes montrent à quelles méprises certaines on est conduit quand on veut comparer des temps, des constitutions, des organismes aussi différents que ceux d'autrefois et ceux d'aujourd'hui.

Le territoire de Porentruy, situé au sud de la haute Alsace, ne se trouvait pas, à l'égard de la France, dans la situation des autres puissances limitrophes. Le roi de France y possédait, aux termes de la Convention du 11 juillet 1780, des droits et privilèges particuliers. L'article 3 spécialement portait: "Le prince évêque de Bâle ne souffrira pas que les ennemis s'établissent sur les terres de Porentruy... Nous pourrons faire occuper et garder les passages par nos troupes", etc. Dans un discours prononcé à l'Assemblée constituante, le 22 juillet 1791, Gobel signale "les moyens de garantir la sûreté de nos frontières"; il rappelle "les dispositions de l'évêque de Bâle, souverain de Porentruy... il a appelé les troupes autrichiennes dans Porentruy", etc. Porentruy forma pour la plus grande partie, en 1793, la république Rauracienne; nous renvoyons aux documents publiés de 1791 à 1793 sur la matière.

Où finissait exactement l'Alsace? Une seigneurie ayant son siège principal au sud de Porentruy et jouissant de droits quasi souverains, la baronnie (plus tard comté) de Montjoie-Vaufrey, faisait partie de l'Alsace. "En 1789, lit-on dans un ouvrage spécial, le comté faisait partie de la province d'Alsace, aussi appelait-on terre d'Alsace ou la Terrotte, c'est-à-dire petite terre, la vallée et les montagnes de Montjoie." Sur les cartes de Cassini (feuilles 10 M et 10 N), on lit, en effet, entre Vaufrey et Indevillers, cette mention: d'Alsace. Le comté de Montjoie-Vaufrey avait des extensions en haute Alsace, à Bruebach et à Hirsingen, avec Heimersdorf et Ruederbach.

Les droits du roi de France et de l'évêque de Bâle étaient, dans cette région, très confus. Le traité de juin 1780, entre l'évêque et le roi, avait eu pour objet "d'échanger respectivement la souveraineté de certaines parties de leurs États enclavées les unes dans les autres"; en réalité, la situation ne fut pas sensiblement modifiée. Il ne suffisait pas, en effet, de signer de solennels engagements, il fallait que l'exécution suivit; or, avec la lenteur des procédés de l'ancienne administration, avec les influences qui s'agitaient autour d'elle, avec les réserves surtout qui permettaient, à tout moment, des revendications, il serait aisé de prouver que ces traités de limites demeurèrent souvent, sur les points les plus importants, lettres mortes.

La convocation des États généraux nous fournit, là encore, des exemples. Par la convention du 21 mai 1786, le duc de Wurtemberg avait "cédé au roi la souveraineté des villages d'Abbevillers avec le moulin de la Doue; sauf et réserve au duc de Wurtemberg, la justice haute, moyenne et basse, domaine utile, cens, rentes et autres droits seigneuriaux" (article VIII); cette réserve en faveur du duc de Wurtemberg fut assez forte, au point de vue des cas royaux, pour empêcher que le village d'Abbevillers comparût, comme il le devait faire en 1789, au bailliage de Baume-les-Dames. La contrepartie se remarque. Les villages suivants, cédés par le roi de France au duc de Wurtemberg par le même traité de 1786, comparurent en 1789, savoir: Seloncourt, Audincourt, Dasle, Lougres, Longueville, à Baume-les-Dames; Bussurel, Aibre, Laire, Tavey, Byans, Coisevaux, Tremoins, Champey, à Vesoul.

La ligne des frontières se continuait ensuite sans présenter d'aussi graves confusions que celles que nous venons de résumer; quelques points seulement nécessiteraient des réserves.

Le pays de Gex, réuni à la Bourgogne, avait eu son territoire déterminé par le traité du 26 mars 1769, mais le limitement qui en avait été la conséquence avait donné lieu à des plaintes que nous voyons reprises, en 1789, par les ordres de la noblesse et du tiers état du pays. En jetant les yeux, d'ailleurs, sur la carte de cette région, dressée, en 1773, par les soins de l'intendant de Bourgogne Amelot, on remarquera combien, particulièrement dans la partie voisine de Genève, les territoires sont confondus et enchevêtrés. Les trois ordres de "la province de Bresse" demandèrent, en 1789, "que les limites de la province de Bresse soient fixées d'une manière irrévocable et qu'il soit nommé des commissaires pour procéder à la démarcation".

Le traité du 24 mars 1760 avait déterminé les frontières de la Savoie et de la France; il n'y aurait peut-être là de réserves à faire que pour les terres de l'abbaye de Chezery dont la juridiction devait dépendre, aux termes mêmes de ce traité, de l'évêché de Genève.

M. Edme Champion a écrit, à propos des revendications provençales: "On lit dans les cahiers de Provence: Le roi de France ne sera reconnu en Provence que sous la qualité de comte de Provence... En conséquence des pactes de notrc réunion à la couronne, les subsides conscntis par les États généraux ne pourront êtrc lcvés en Provencc qu'après lc consentement de la nation provençale; ils seront payés dans la forme quc la nation provençale avisera." Les nobles de Forcalquier considèrent qu'ils ont la triple qualité de Français, de Provençaux et de nobles; pour eux, la patrie est non pas la France, mais la Provence. Dc même à Marseille, le tiers état est français et marseillais: "Français, l'intérêt général de la nation excite notre zèle; Marseillais, l'intérêt de la patrie réclame notre sollicitude." Le Cahier de la paroisse de Gemenos demande "la destruction du système qui répute étrangère la ville de Marseille, quoique unie au royaume par droit de conquête". La plupart des cahiers de Provence contiennent pour les députés l'obligation de conserver à la Provence le droit "de se gouverner séparément en qualité de co-état, de nation principale unie et non subalternée". Les mots pays-état d'Arles sont constamment employés dans les cahiers de cette sénéchaussée. Les recherches que nous poursuivons ont, comme on le voit, une portée plus haute que celle que, volontairement, nous leur donnons pour borner notre sujet, puisqu'elles touchent à la formation de l'unité française.

Nous ne nous arrêterons, dans ce voyage autour des frontières, ni à Monaco, qui avait cependant, aux termes de l'Ordonnance de 1776, un gouverneur général militaire et qui subissait, en outre, un "intendant et ordonnateur de la garnison", nommé par le roi de France; ni à Andorre, qui était compris dans le gouvernement général du maréchal de Ségur.

Les Béarnais étaient-ils Français? "Le Béarn, souveraineté distincte, écrit encore M. Edme Champion, plaçait ses prérogatives inviolables sous la sauvegarde du serment des rois de France et la garantie de la nation française (cahiers du Béarn). A Morlaas, le 16 mai, au commencement de la rédaction du cahier, le maire posait cette question: "Jusqu'à quel point nous convient-il de cesser d'être Béarnais pour devenir plus ou moins Français?"

La Navarre mérite, à ce point de vue, une attention particulière. Quel lien fragile, en effet, que celui qui l'unissait au royaume de France!

Les prétentions des Navarrais à une indépendance à peu près complète apparurent très nettement dans les cahiers rédigés, en 1789, par les États généraux de ce royaume. Mais, à l'Assemblée nationale même, ces prétentions furent précisées, proclamées.

La députation élue ne voulut pas solliciter son admission aux États généraux de France, mais le syndic de cette députation remit une lettre et un mémoire qui furent lus à la séance du 12 octobre 1789. Les motifs de ce refus y sont nettement indiqués: "Les États de Navarre, y lit-on, ont cru ne devoir se confondre avec la France et renoncer à leur constitution que lorsque la France pourrait leur offrir une constitution aussi bonne que la leur; en attendant, ils offraient et demandaient à l'Assemblée nationale de France un traité fédératif", et plus loin: "On regarderait notre présence seule comme un acte d'adhésion aux décrets de l'Assemblée nationale, comme une renonciation de la Navarre à sa constitution, à son indépendance et à ses privilèges." La thèse des Navarrais était celle-ci: Henri IV, "propriétaire de quelques duchés en France", avait bien pu, par un édit, "réunir ces duchés au domaine de la couronne, mais cette réunion ne peut avoir lieu pour des couronnes". Le mémoire contient les lignes suivantes: "Louis XVI avait ordonné de nommer des députés avec des pouvoirs généraux; les États généraux [de Navarre] ont déclaré nulle et illégale cette forme de convocation. Louis XVI a révoqué la forme de convocation et a seulement invité la Navarre. Louis XVI a donc reconnu les principes de la constitution de la Navarre. Mais, si la Navarre a été toujours un royaume distinct, ce n'est pas au roi de France, mais au roi de Navarre que ce royaume a été soumis. La Navarre n'a jamais été conquise, n'a jamais été réunie légalement. L'Assemblée nationale de France doit respecter la liberté du royaume de Navarre."

Barère, dans la même séance, se ralliait à ces prétentions: "Tout prouve, dit-il, que la Navarre n'est ni un membre, ni une dépendance du royaume de France," et, peu d'instants après, Mirabeau lui-même disait: "On a dit avec raison: Si les Navarrais ne font pas partie des Français, pourquoi s'occuper d'eux? pourquoi s'occupent-ils de nous? S'ils sont Français, ils sont obligés par nos lois comme nous-mêmes."

Ainsi, pour le grand orateur lui-même, la question se posait de savoir où finissait la France.

Au point de vue plus étroit des limites sur le terrain, nous voyons près de là des incertitudes comparables à celles des Évêchés et de l'Alsace: le tiers état de Bigorre demande, en 1789, dans son cahier, "qu'il soit procédé à la fixation des limites sur les confins de la Bigorre et de l'Espagne". Le Cahier du Béarn contient des réclamations semblables.

Que l'on considère donc la question soit au point de vue de l'étendue possible du royaume en France avec les diverses acceptions qu'avaient les mots souveraineté, droits régaliens, supériorité territoriale, domination, etc., soit au point de vue du bornage ou limitement du territoire français, la confusion et l'incertitude sont telles qu'il serait impossible de publier des cartes de la France en 1789 sans multiplier, de toutes manières, les réserves que le tableau que nous venons de présenter rend nécessaires.