BOREL D'HAUTERIVE : Histoire des armoiries des Villes de France

ARMORIAL DES VILLES DE FRANCE

Beaucoup d'écrivains, confondant le blason avec les emblèmes qui lui ont donné naissance, ont prétendu faire remonter son existence aux temps les plus reculés de l'antiquité. Ce qu'il y a de vrai dans leur système, c'est que les armoiries modernes ont le même but que les figures symboliques des anciens, et qu'elles sont puisées en général aux mêmes sources; mais il faut se garder d'aller plus loin et de dire que le moyen Âge ne vit pas l'origine de l'art héraldique, mais seulement sa renaissance, à moins d'entendre par ce second mot une régénération complète et semblable en tout point à une création véritable.

C'est surtout lorsque l'on s'occupe des armoiries des villes et des communautés que l'on reconnaît la nécessité de bien définir les choses et de bien préciser cette distinction; sans une attention sérieuse, la méprise serait facile. Combien de fois en effet l'ancien symbole d'une cité ou d'une corporation n'est-il pas devenu son blason moderne!
Les guerriers de l'antiquité comme ceux du moyen âge, en mettant sur leurs casques et leurs boucliers quelques figures de leur choix, ont eu pour but de se distinguer et de se faire reconnaître. Les villes, les empires, les corporations ont obéi à la même idée en donnant à leurs monnaies, à leurs sceaux, à leurs méreaux et à leurs monuments des signes particuliers. Mais à quelles sources les uns et les autres les ont-ils empruntés?
La première marque distinctive d'une chose étant le nom qu'elle porte, il semble naturel de penser que les premiers symboles des cités comme des personnes furent des allusions à leur dénomination, des espèces de rébus.

ABBEVILLE
AGEN
AIX
AJACCIO
ALAIS
ALENÇON
AMIENS
ANGERS
ANGOULÊME
ANNONAY
ARLES
ARRAS
AVIGNON
BAR-LE-DUC
BASTIA
BAYONNE
BEAUVAIS
BESANÇON
BÉZIERS
BLOIS

BORDEAUX
BOULOGNE
BOURGES
BREST
CAEN
CAHORS
CAMBRAI
CARCASSONNE
CASTRES
CETTE
CHALONS-SUR-MARNE
CHALON-SUR-SAONE
CHARTRES
CHATEAUROUX
CHATELLERAULT
CHERBOURG
CLERMONT-FERRAND
COLMAR
DIEPPE
DIJON

DOUAI
DUNKERQUE
ELBEUF
ÉPINAL
FÉCAMP
GRENOBLE
ISSOUDUN
LA ROCHELLE
LAVAL
LILLE
LE HAVRE
LE MANS
LE PUY
LIMOGES
LODÈVE
LORIENT
LUNÉVILLE
LYON
MARSEILLE
METZ

MONTAUBAN
MONTPELLIER
MOULINS
MULHOUSE
NANCY
NANTES
NARBONNE
NEVERS
NIMES
NIORT
ORLÉANS
PARIS
PAU
PERPIGNAN
POITIERS
QUIMPER
REIMS
RENNES
RIOM
ROCHEFORT

ROUBAIX
ROUEN
SAINT-ÉTIENNE
SAINT-OMER
SAINT-QUENTIN
SEDAN
SENS
STRASBOURG
TOULON
TOULOUSE
TOURS
TROYES
TURCOING
VALENCIENNES
VERSAILLES
VIENNE

L'antiquité et le moyen âge ont puisé abondamment à cette source. Rhodes adopta pour emblème une rose, en grec rodon; Milo, île de l'Archipel, prit un fruit, melon; chez les Romains, Aquilius Florus avait pour symbole une fleur; Pomponius Musa, une Muse; Voconius Vitulus, un veau; Malleolus, un maillet; César, un éléphant qui, dans la langue punique, se nommait, dit-on, kaisar; P. Accoleius Lariscolus, les trois soeurs de Phaéton, changées en mélèzes (larix).

Dans des temps plus modernes, on connaît la grenade du royaume de Grenade, le château de Castille et des Castellane, le calice de Galice, le lion de Léon, les broyes de Broyes, la menthe de Mantes, le créquier des Créquy, les tours de la Tour d'Auvergne et de la Tour du Pin, le cornet, en hollandais hoorn, de la ville de Horn, le lion de la ville de Lyon, les rinceaux de Reims.
Tous les noms de lieux et de personnes ne correspondaient pas à des objets connus et faciles à rendre. D'ailleurs les cités fameuses par quelque monument, quelque culte, quelque production; les hommes célèbres par quelque action ou quelque vertu préférèrent sans doute, comme plus flatteurs, les signes qui rappelaient les actes ou les choses à un emblème dont l'allusion ne se reportait qu'à leur nom. La nécessité et un mouvement de vanité firent donc recourir à cette seconde espèce de signes distinctifs.
Gnossus de Crète traça sur ses monnaies son célèbre labyrinthe; tout le monde connaît l'histoire du général romain Valérius, qui prit le surnom de Corvus et un corbeau pour emblème. L'ancre des pièces d'argent de Séleucus Nicator rappelle, dit-on, le songe de Laodicée, sa mère. Étant enceinte de ce prince, elle avait rêvé qu'il régnerait dans le lieu où il perdrait par hasard un anneau qu'elle lui aurait donné; elle trouva en effet un anneau où était gravée une ancre, et le remit à son fils, qui le perdit sur le bord de l'Euphrate.
La ville de Venise avait pris pour symbole le lion de saint Marc, son patron; Cologne mit dans son blason les couronnes des trois mages, dont elle possédait les corps; Chartres plaça dans les siennes la figure de son ancienne monnaie; Saint-Jean-d'Angely porte sur son écu le chef de saint Jean-Baptiste, qu'on y trouva au onzième siècle.

Des personnes ou des villes qui voulurent adopter un emblème n'ayant quelquefois à reproduire aucune allusion à leur nom ou à un fait, furent réduites à consulter leur caprice. C'est sans doute à cette dernière source qu'il faut rapporter les feuilles, les croissants, les étoiles, la roue, la croix, la mouche, le casque, etc. Alors le motif le plus léger, le plus futile détermina souvent le choix, mais du moins y avait-il encore un motif.
Ainsi les emblèmes furent empruntés à trois sources principales: l'allusion, les souvenirs, la fantaisie fondée sur quelque raison frivole.
Lorsque s'introduisit l'usage des armures complètes de fer qui couvraient cheval et cavalier, le besoin de se faire reconnaître par des signes distinctifs dans les tournois et les combats devint journalier et universel. Les jeunes gentilshommes furent obligés d'adopter des signes distinctifs avant d'avoir pu s'illustrer par quelque action d'éclat, se caractériser par quelque penchant ou quelque vertu. On recourut au simple caprice, presque au hasard. Voici ce que Joinville raconte au sujet des enfants que le soudan faisait enlever pour sa garde: " Et tout incontinent que la barbe leur venoit, le souldan les faisoit chevaliers; ils portaient les armes qui estoient d'or pur et fin, sauf que pour différence on y mettait des barres vermeilles, roses, oiseaux, griffons, ou quelque autre différence à leur plaisir."

Joinville, qui donne à tout son récit des usages orientaux une couleur européenne, n'aurait point parlé en ces termes des écus sarrasins, s'il n'avait vu chez les Latins des seigneurs mettre ainsi sur leur écu des différences à leur plaisir.

L'hérédité des fiefs et des noms fit sentir en même temps l'avantage qu'il y aurait à perpétuer aussi les symboles de père en fils, d'hoir en hoir. Mais comme les figures qui rappelaient l'action ou la vertu d'un personnage n'avaient plus le même avantage pour son successeur, on comprit la nécessité de régulariser l'emploi des emblèmes, de ramener les figures des écus à un petit nombre, et de les rendre héréditaires dans chaque famille, pour chaque seigneurie.
De là prit naissance la science héraldique, dont le but fut de simplifier et de soumettre à certaines prescriptions le choix et l'usage des marques distinctives, qui prirent le nom d'armoiries. Par l'utilité de son emploi, par la racine de la plupart de ses noms, gueules, sinople, besant, etc., empruntés aux Arabes ou aux Byzantins, par ses figures principales, les lions, les croix, les merlettes, etc., qui rappellent les voyages d'outre-mer, le blason trahit incontestablement une origine postérieure à la première croisade de 1096. Il ne remonte donc pas au delà du douzième siècle, et ne commença à prendre une forme régulière, à constituer une science avec des règles, des principes, qu'au treizième siècle.

L'allusion au nom et le souvenir des faits qui avaient fourni aux anciens une classe nombreuse de symboles se trouvèrent gênés par les prescriptions nouvelles de la science héraldique. Une tendance continuelle à recourir à cette source fit introduire dans les armoiries des villes une foule d'objets d'instruments en dehors des figures ordinaires. Il suffit de jeter un coup d'oeil sur les planches de blason de ce volume pour le reconnaître; et cependant il est arrivé dans bien des circonstances que le blason est venu rectifier ou modifier des pièces, des meubles ou des animaux trop étrangers à la science. Ainsi, le maquereau ou le hareng de la ville de Dunkerque s'est transformé en un dauphin, animal plus noble et plus héraldique; les cailloux d'Orléans se métamorphosèrent en coeurs de fleurs de lis.

Dans l'origine les villes adoptèrent assez généralement pour leurs sceaux des types portant un emblème du pouvoir municipal. Amiens, Soissons, Compiègne, Meaux, etc., avaient sur leur scel la représentation de leurs échevins tantôt debout, tantôt assis, et tenant conseil; Figeac, Nîmes, etc., y avaient figuré leurs consuls; Doullens, Wailly, etc., leur maire à cheval, en costume civil. Souvent aussi les têtes seules des personnages étaient apparentes, on les appelait des Marmousets. Mais ces personnages, qui n'avaient rien de commun avec les armoiries, disparurent presque universellement des sceaux des villes à partir du seizième siècle, pour faire place aux figures héraldiques reléguées jusqu'alors le plus souvent sur le contre-sceau.
Une enceinte, une tour, furent d'un usage fréquent pour le scel des places fortes; un pont, un vaisseau, pour celui des ports de mer ou des cités dont le commerce par eau avait de l'importance. Ces objets, que le blason adopta, se maintinrent dans les armoiries d'un grand nombre de villes; cependant ils furent souvent modifiés et soumis aux prescriptions de l'art héraldique. Les tours furent crénelées, donjonnées, ajourées, maçonnées; les vaisseaux équipés, voguant, etc.

Les villes auraient dû conserver avec un soin religieux les titres honorables qui consacraient leur blason, soit qu'elles l'eussent adopté d'elles-mêmes pour perpétuer un souvenir, soit qu'elles l'eussent reçu des princes en considération et en mémoire de leurs services. Mais les guerres, les pillages, le désordre et la dispersion des archives communales ont tari cette source si précieuse de renseignements. En 1814, quand les villes demandèrent à reprendre leurs anciennes armes, beaucoup ne purent invoquer comme autorité que la tradition et la notoriété publique.

Un seul recueil, l'Armorial général de France, dressé par d'Hozier, en vertu de l'édit de Louis XIV de l'an 1696, contenait le blason de presque toutes les villes et les communautés du royaume. Mais cet ouvrage, resté manuscrit jusqu'à ce jour, n'avait eu d'autre but que l'exécution d'une mesure fiscale. Les cités comme beaucoup de particuliers ne se soumirent qu'à regret à l'enregistrement de leurs armoiries, qui entraînait une dépense de 20 livres pour ceux-ci, de 40 et de 80 livres pour celles-là. D'Hozier usa de contrainte envers les récalcitrants, et il imposa un blason aux villes qui ne faisaient pas de production. On reconnaît facilement dans l'Armorial manuscrit les articles insérés d'office, parce qu'ils sont sur deux colonnes, tandis que les armoiries fournies par les parties intéressées n'en ont qu'une. L'orthographe des noms propres y est souvent très fautive.
Très souvent, soit ignorance, soit négligence, les armes enregistrées d'office dans le recueil sont tout à fait différentes de celles que l'on possédait réellement, et presque toujours elles n'étaient pas du moins complètement exactes. C'était cependant la principale, pour ne pas dire l'unique source officielle où l'on pût puiser.

Sous l'ancienne monarchie un certain nombre de cités avaient le privilège d'être représentées par leurs maires au sacre des rois de France dans la cathédrale de Reims. Elles étaient nommées les bonnes villes, et portaient dans leurs armes un chef: d'azur, à trois fleurs de lis ou semé de fleurs de lis d'or qu'on appelle chef de France. En 1821, l'on rendit ou accorda ce droit aux quarante communes qui suivent: Abbeville, Aix, Amiens, Angers, Antibes, Avignon, Besançon, Bordeaux, Bourges, Caen, Cambrai, Carcassonne, Colmar, Cette, Clermont-Ferrand, Dijon, Grenoble, Lille, Lyon, Marseille, Metz, Montauban, Montpellier, Nancy, Nantes, Nîmes, Orléans, Paris, Pau, Reims, Rennes, la Rochelle, Rouen, Strasbourg, Toulon, Toulouse, Tours, Troyes, Versailles, Vesoul.
L'usage du blason fut proscrit avec les titres et la noblesse par le décret du 4 août 1789; les emblèmes héraldiques disparurent des monuments et des sceaux des communes.
Sous l'empire les villes furent autorisées à reprendre des armoiries. En exécution de l'article 52 du sénatus-consulte du 28 floréal an XII, un décret du 22 juin 1804 fixa à trente-six le nombre des bonnes villes; Aix, Anvers, Bruxelles, Gand, Liége, Genève, Mayence et Nice figurèrent dans cette liste; mais en revanche Abbeville, Aix, Antibes, Avignon, Cambrai, Carcassonne, Colmar, Cette, Montauban, Nîmes, Pau, Toulon, Troyes et Vesoul y furent omises.

Un décret du 17 mai 1809 régla que désormais aucune cité ou corporation ne pourrait prendre d'armes qu'après en avoir obtenu l'autorisation de l'empereur. Les villes furent partagées en trois classes, dont chacune avait un signe héraldique particulier.

Celles du premier ordre ou bonnes villes, que les maires représentaient au sacre, portaient un chef: de gueules, chargé de trois abeilles d'or.

Celles du deuxième ordre, dont les maires, quoique nommés par l'empereur, n'assistaient pas au sacre, chargeaient leur écu à dextre d'un franc-quartier: d'azur, à une N d'or, surmontée d'une étoile rayonnante du même.

Enfin, celles du troisième ordre, dont les maires étaient à la nomination des préfets, plaçaient dans leurs armes à sénestre un franc-quartier: de gueules, à une N d'argent, surmontée d'une étoile rayonnante du même.

Ce décret, au lieu d'être promulgué, fut simplement notifié aux préfets, et les dispositions qu'il contenait pour la réglementation des ornements extérieurs de l'écu ne furent jamais suivies.
Le 26 septembre 1814, Louis XVIII rendit une ordonnance qui autorisait les villes à se pourvoir en chancellerie pour reprendre les armes que leur avaient accordées ses prédécesseurs. A l'exception d'une vingtaine, les villes éludèrent l'ordonnance, et se remirent elles-mêmes en possession de leur ancien blason.
En 1830, il ne fut pris aucune mesure contre les armoiries; mais à l'exemple de Louis-Philippe, qui fit disparaître les fleurs de lis de ses armes et du sceau de l'État, beaucoup de villes remplacèrent le chef de France par un chef chargé d'abeilles ou d'étoiles, ou par un tiercé en pal d'azur, d'argent et de gueules, en imitation du drapeau tricolore.
On pourrait déplorer au premier abord, comme une source de confusion, ces modifications et ces changements d'armoiries; mais elles sont au contraire d'une grande utilité historique, et peuvent fournir des données précieuses pour fixer l'âge d'un titre ou d'un monument. C'est à l'historien de bien étudier la marche et l'époque de ces diverses métamorphoses.